(Note de lecture), Claude Minière, Encore cent ans pour Melville, par Frédéric Valabrègue

Par Florence Trocmé

Triton

Le titre de l'essai de Claude Minière nous interroge : ce monument de la littérature qu'est Hermann Melville ne serait-il toujours pas lu à l'heure de la parution cette même année de la nouvelle traduction en français par Philippe Jaworski de Moby-Dick ou le cachalot (Coll. Quarto, Gallimard) ? Ou ne serait-il toujours pas "compris", alors même qu'il a créé deux poncifs : la baleine blanche et I would prefer not to. Ce n'est pas un paradoxe tant l'essai de Claude Minière révèle la singularité et la solitude de l'écrivain américain, position ne pouvant pas être démentie par la gloire posthume et qui se fortifie dans l'œuvre même. L'intuition de Minière est poétique parce qu'elle met sur le même plan l'itinéraire biographique, la fortune critique et le sens de l'œuvre qui est d'affronter l'obscurité et d'y descendre en profondeur. C'est alors que nous saisissons qu'à travers cet essai sur Melville, c'est la définition de la littérature à laquelle tend Minière qui nous est proposée.

Nous connaissons l'importance de la Bible et de Shakespeare chez les pionniers de la littérature américaine, dont les récits populaires de Fenimore Cooper. Nous avons connaissance de la philosophie de Ralph W. Emerson, avec ses grands espaces devenus espaces de régénération, mais le livre de Minière nous fait sentir en quoi la queue de la baleine ne s'enfonce pas dans l'océan comme Henry D. Thoreau le fait dans les bois. "J'aime tous ceux qui ont plongé au plus profond et sont remontés les yeux injectés de sang" affirmait Melville et Minière s'arrête sur cette phrase parce qu'il s'agit aussi bien de plonger dans la hantise d'Achab que dans le refus de Bartleby. S'enfoncer vraiment, c'est se perdre et il faudrait aux égarés un guide des égarés pour affronter Léviathan et Encélade. Pierre ou les ambiguïtés affronte un océan aussi profond que celui de Moby-Dick. Il s'agit de se jeter à corps perdu dans des projets extrêmes qui chaque fois risquent le crash. Pensés, ils sont surtout risqués. Minière le dit autrement : "Quand Melville écrit, sa pensée ne lui échappe pas, mais il donne l'initiative à la langue, sa phrase l'entraîne, il met les voiles, déploie ou replie la voilure, c'est son allure, son entrain."

L'écriture de Melville a la dimension de l'aventure parce qu'elle s'aventure dans la forme, dans le passage d'une forme à l'autre, selon leurs caractères typiques, presque exagérés (Pierre ou les ambiguïtés), mais aussi dans le choix des mots, leurs "heurts sonores", la richesse lexicale, l'hétérogénéité des vocabulaires. Minière le rappelle plusieurs fois, son écriture est "artiste". L'apparente diversité de ses livres montre son désir d'expérimentation et de reprendre les choses au commencement, de zéro ("Nous nous sentons contemporains de la création"). Livres d'expérimentations et d'apprentissage sont synonymes.  
L'essai de Claude Minière, fait de chapitres courts comme ceux reprochés à son auteur, a la qualité, non pas d'expliquer ni de commenter, ce qu'il fait précisément, mais de faire sentir l'abîme. Les livres de Melville, les plus grands, pas les premiers récits de voyage dont il a voulu s'échapper, sont justement des échappées et des façons de prendre le large, d'abord par rapport à l'inféodation que la jeune littérature américaine subit de la part de l'anglaise, par rapport aux goûts d'un public préférant les agréments du récit de voyage - les seuls ayant remporté du succès - ou enfin par rapport aux critères d'une critique d'époque fustigeant les "excentricités" d'un texte où se relaient plusieurs types de discours, plusieurs régimes de paroles et différents types de voltage : bribes des genres populaires, mélodrame, romans gothiques, manuels de marine, lexique des métiers, restes d'épopée, de prédications bibliques et de paraboles métaphysiques. (Minière : "Moby-Dick est un roman, un document, un journal - un document que le lyrisme transcende, un journal que l'imagination emporte, un roman où la phrase roule sur actes et éternité nappés. Un manifeste du fortuit autant que de l'éternité."
Ce sont des grands départs à l'échelle d'une vie qui ne revient pas sur ses pas. Ils sont à l'échelle d'un absolu où se dissoudre dans ce qu'il est impossible d'embrasser. En cela, à la lecture de Minière, le terme de romantisme, parfois entre guillemets, est frappant. Celui de Melville est à la charnière de la première et de la seconde période de ce mouvement, comme au même moment en Europe, avec son mélange d'irrationnel - l'ange du bizarre, du monstrueux, du fantastique - et le désir d'enquêter sur la réalité (la naissance de l'esprit scientifique). Romantique aussi est l'engagement. Melville s'engage avant de s'embarquer. Ses personnages principaux ont devant eux la guerre et le combat. Minière note : "Il est en guerre, il dit s'être donné un nom de guerre." Combat, entre autres, contre l'injustice des malentendus et l'incompréhension qui l'amènera à se consacrer à une poésie destinée aux proches.
La querelle n'est pas vidée : mille kilomètres de thèses à propos de Melville ne combleront pas le manque. Nous ne croyons pas que Melville ait fini par croire que l'échec soit une réussite, comme Minière le suggère. Il est au-delà dans la mesure où ses anti-héros vont volontairement là où on ne peut plus se tenir au-dessus de la crise et qu'ils s'embarquent pour l'aveuglement. Melville devient fonctionnaire des douanes, sur le port, pas loin des bateaux, et Israël Potter rempailleur de chaises. Ils sont "revenus du naufrage"...
Un autre mot prenant est celui de vérité. Il résonne de questions. Minière cite ce passage de la correspondance de Melville : "Car dans un monde de mensonges, la vérité est forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché et c'est seulement par d'habiles aperçus qu'elle se révèlera, comme chez Shakespeare et d'autres maîtres du grand Art de Dire la Vérité." S'il s'agit de vérité, espérons que ce soit celle promise par Cézanne en peinture. Dans le livre de Minière, c'est bien celle-ci en roman et en poésie. Il écrit : "Melville a nourri une ambition altière - un grand livre de la Vérité dont il n'a donné que des esquisses." C'est encore nous inviter à prendre en meilleure part la tonalité globale de l'œuvre. Alors qu'est-elle, cette vérité en littérature ? Sans doute préférer la trajectoire à la composition, l'intuition à la justification, condition du jaillissement et de l'invention, se laisser avaler par le motif comme Jonas, condition du vrai parce que du vivant. Quant à la nature de l'amitié entre Melville et Nathaniel Hawthorne, Pierre ou les ambiguïtés s'aventure dans sa nuit.
Le livre de Claude Minière, avec un grand raffinement d'écriture, pose la question du côté indéchiffrable d'une œuvre qui atteint au sublime par la bataille menée contre l'irréparable. Il nous communique l'idée d'une littérature forte demeurant irrésolue et jamais bouclée dans ses formes comme dans les interprétations et les jugements qu'on lui porte. L'écriture de l'essayiste, par rappels et leitmotivs, avance par touches et par suggestions plutôt que par raisonnements, en poète. Jamais le poète ne se veut probant : il n'a la preuve de rien. Par contre, presque en braille ou au toucher, il a la sensibilité des points aveugles qui se défont et c'est par là que la figure d'un géant tumultueux devient fragile et que perce celle de Bartleby. Nous emportons avec nous des phrases émues comme : "Les physiciens nomment singularité la région de l'espace où s'effondre une étoile." Et surtout, cette image de Melville en églantier dans les monts Berkshire, pas loin de sa véranda, à l'époque la plus heureuse de sa vie : Melville en églantier accompagné de son chien...
Frédéric Valabrègue

Claude Minière, Encore cent ans pour Melville, L'infini. NRF. Gallimard, 2018, 112 p., 11,50.