" UNE FAMILLE DE FOUS
Le Petit Parisien a annoncé hier [en fait le 27 juillet, NDLR] que le roi Othon de Bavière était à toute extrémité. Quand, en parlant de lui, on se sert du mot de "roi" c'est par habitude, car ce prince n'est, ne fut jamais qu'un fantôme de roi, ayant été de bonne heure atteint par cette démence qui a frappé tant de membres de sa famille.
Quelle destinée tragique, que celle de ces Wittelsbach! Cette race de rudes guerriers dégénérée en une race de névrosés et de fous Le mal implacable guette les descendants de cette lignée antique. Y eut-il jamais un pays où se succédèrent ainsi des souverains privés de leur raison ? Il faut qu'un peuple soit bien privé de la libre disposition de sa volonté pour supporter un tel état de choses!
Presque tous les Wittelsbach ont le cerveau atteint. Ceux dont l'esprit n'est pas entièrement dérangé, ont d'étranges manies, qui attestent que l'équilibre de leurs facultés mentales est fort menacé. Ainsi, cette princesse - la princesse Marie-Thérèse de Bavière - ne voyage-t-elle qu'avec une ménagerie complète qui la suit partout, dans ses menus comme dans ses grands déplacements, et cette princière personne a, comme d'autres ont un carlin favori, un énorme rat. M. Jules Lemaître travaille, en ce moment, à une pièce satirique et dramatique sur "les Rois"; il n'oubliera vraisemblablement pas des allusions à cette étrange famille de Bavière, qui représente la folie couronnée.
Le frère aîné du "roi" Othon, Louis II, que son égarement devait conduire au suicide dans des conditions romanesques, avait du moins de poétiques vertiges et sa démence même conservait quelque grandeur; trop légende a pu se former autour de sa mémoire, à laquelle se rattachent les Bavarois chez qui le sentiment particulariste est développé et qui ne se soumettent qu'avec peine au joug de la Prusse.
Mais le prince Othon, qui devint souverain de nom seulement, - le prince régent Luitpold exerçant l'autorité qu'il était incapable d'exercer -, était, au moment même de son avènement au trône, plus pitoyable dans son était déraisonnable. De jour en jour, le mal ne fit qu'empirer.
Sur la personne de Louis II (une version nouvelle de sa mort veut qu'il se soit noyé dans le lac de Starnberg en cherchant à rejoindre des libérateurs), d'utopiques espérances se formaient malgré tout.
La folie du roi Othon était, celle-là, répugnante.
11 n'y a pas longtemps, un domestique allait se plaindre à l'intendant du château qu'habite ce platonique souverain. Son pantalon, s'il faut tout dire, était en lambeaux, et il donnait les signes d'une vive souffrance. Il montra, en geignant, sa chair déchirée par de furieuses morsures.
Qu'avez-vous, lui dit l'intendant surpris qui vous a mis dans cet état ? C'est, répondit le domestique, c'est le Ro! i Sa Majesté a la dent dure. Je refuse de la servir désormais.
Quelle bouffonne et tragique ironie !
Le roi Othon passait, en effet, la plus grande partie de ses journées accroupi dans un coin de sa chambre, imitant un chien courroucé, aboyant, sautant à quatre pattes aux mollets, ou plus haut encore, de ceux qui pénétraient auprès de lui! C'était une abjecte et méchante folie que celle de ce dément princier, dont il fallait se garder comme d'une bête dangereuse, si bien que les valets qui prenaient soin de lui, avaient trop affaire à se défendre pour s'abandonner aux réflexions philosophiques qu'eût pu inspirer l'état du royal malade.
Les fantaisies de Louis II coûtaient cher à la Bavière du moins, on pouvait l'approcher sans danger.
L'histoire que l'on a racontée, l'an dernier, est-elle vraie? C'était, en tout cas, une étrange histoire.
On assurait que le roi Othon aurait eu, tout à coup, un éclair de lucidité. Dans cette chambre où retentissaient d'habitude des jappements de dogue imaginaire, il se serait réveillé comme d'un long cauchemar. Il se serait ressaisi, et aurait eu un grand effroi et une grande honte de lui-même, et on l'aurait vu absorbé dans une méditation profonde, ainsi qu'un homme qui cherche désespérément à se souvenir.
Puis, ses traits gardant encore une expression douloureuse mais attestant le calme, il aurait exigé qu'on lui donnât un grand uniforme.
On croyait à quelque caprice. II le revêtit, dit-on, avec sang-froid, bien qu'il eût les larmes aux yeux quand il fut ainsi habillé de ce costume, qu'il n'avait pas mis depuis des années, il fit appeler le Régent et les Ministres.
L'étonnement était grand, on se prêta à tout, cependant, sur le conseil des médecins, soit qu'ils pensassent qu'il valait mieux ne pas le contrarier, soit qu'ils fussent intéressé par l'épreuve. Le roi Othon, très triste, mais dominant avec effort cette tristesse, aurait déclaré la séance du Conseil ouverte, comme si, ce Conseil, il l'eût toujours présidé.
Il interrogea, à ce que l'on rapporte, chacun des ministres et se fit rendre compte de l'état des affaires publiques. Il réclama, avec des questions parfaitement raisonnables, un exposé précis de la situation du royaume. Il s'exprimait avec un ton d'autorité tel qu'on lui répondait d'une façon très sérieuse et qu'on subissait l'empire de sa voix énergique; sur certains points, il demandait des éclaircissements qui prouvaient que sa mémoire lui était bien revenue tout entière.
Alors, il dit: - Je suis le Roi ! Je ferai, désormais, mon métier de roi
La scène avait une grandeur tragique. Les Ministres le regardaient, stupéfaits. Mais ce fut un véritable trouble qu'ils éprouvèrent quand ce fou de la veille, ce souverain dérisoire, cette ombre de majesté, cet héritier d'un trône qu'il n'avait jamais occupé, éclata en d'amers reproches, protesta contre la conduite générale des affaires, insista sur des abus, signala les fautes commises, plaida la cause des petits et des humbles et déclara qu'il entendait que son règne fût un règne de justice et de bonté. Il y avait eu des iniquités qu'il fallait réparer des exactions qu'il devait effacer. Eh bien! il allait se mettre à l'œuvre!
Est-ce que, vraiment, par un prodige, celui qu'on ne considérait que comme un malheureux allait être un maître ?
Mais l'effort avait été trop grand.
Une crise terrible survint. Le prince retomba dans ses coutumières misères. Ceux qui, tout à l'heure, avaient presque tremblé devant un vrai roi, n'avaient plus devant les yeux qu'un pauvre fou.
Le mal avait repris le dément.
Ce n'était là sans doute qu'une légende, qu'une fable colportée et amplifiée par l'imagination populaire.
Mais elle ne manquait pas d'une certaine puissance dramatique, et on peut trouver qu'il y avait quelque beauté dans cette conception d'un roi fou, ne prouvant un moment la raison que pour protester, au nom de la justice supérieure, contre ce qui s'accomplissait de coupable sous son règne illusoire.
Maintenant, c'est fini, cette ombre de roi n'errera plus, lamentable, dans un palais tragique, et le.dernier acte va s'achever de ce drame d'une famille marquée d'un sceau fatal, qui déjà avait eu le malheur d'abandonner, en dépit des formules conservées, la souveraineté du pays sur lequel elle régnait, à la Prusse. La Bavière, en fait, n'est plus aujourd'hui qu'une expression géographique.
JEAN FROLLO "
Source du texte: BNF / Gallica