Car cette pièce (traduite par Caroline Rainette qui a voulu en faire une version resserrée) est très subtile et mérite qu'on en suive avec attention les ressorts psychologiques.
Le décor est simple autour d'un bureau de fortune, installé sur des tréteaux à cour, presque sous le portrait de celui qui est inoubliable, ce père si écrasant dont le fils ne parvient pas à se libérer, du moins pour le moment.
Il est installé devant un voile blanc qui plus tard sera l'écran où les images du passé seront projetées pour éclairer le présent.
Le téléphone sonne que personne ne vienne décrocher. Des pas résonnent dans un escalier. On perçoit une musique que troublent à peine des petits bruits de marteau étouffés. Manifestement la maison est en pleine effervescenceEffectivement on s'apprête à y "donner" une soirée. Donner façon de parler puisque des billets ont été vendus pour l'occasion.Friedrich (Lennie Coindeaux) entre en scène, agité par une anxiété que l'exercice d'un bilboquet ne calmera pas. Clarissa (Caroline Rainette) masque son énervement par un activisme forcené mais on devine que ni l'un ni l'autre n'est à l'aise face à ce micmac, ce tourbillon de gens qui s'apprête à envahir la maisonnée.Un évènement mondain est programmé. Alors qu'autrefois on venait écouter son père avec foi on se précipite maintenant avec curiosité pour entendre le fils et surtout vérifier qu'il a le même talent.
Un journaliste (joué off par Patrick Poivre d'Arvor) implore quelques notes colorées pour les quatre chroniques qui lui ont été commandées.
Frédéric n'avait que treize ans à la mort de son père. Il écrit lui aussi des poèmes mais s'inquiète de passer pour un pâle imitateur de son père. Il ne parvient pas à s'habituer à être un personnage public. Le poids de la mémoire de l'illustre paternel est écrasant.
Le comédien incarne complètement ce jeune adulte étouffé par la notoriété de son père dont on lui casse les oreilles en prononçant son nom à tout bout de champ. Il est touchant dans son désarroi, s'estimant le modèle réduit d'un génie, allant jusqu'à parler de lui comme d'un déchet.
La jeune femme tente de compatir mais ne peut masquer son agacement. C'est inévitable, être fils de est un poids. Elle essaie de le persuader de passer outre, de ne pas prendre la soirée "trop au sérieux", mais lui n'en démord pas, persuadé que les adorateurs d'héritiers guettent sa chute.
L'écriture de Zweig exprime combien être fils de n'autorise pas le droit à l'essai et impose la réussite, voire même de surpasser le modèle. Et ce n'est pas qu'une question de volonté. Ce n'est pas je ne veux pas mais je ne peux pas.
Nous apprendrons qu'elle a manipulé la vérité sur ordre de l'épouse. Le grand homme avait une faille. Elle nous est révélée par le biais d'une lettre dont on prend connaissance par une vidéo en noir et blanc sur le voile de fond de scène. L'effet est très réussi et apporte de la densité au récit, comme le ferait un témoignage authentique.
Le fils pourra-t-il après ces confidences redevenir l'enfant d'un homme et non d'une légende ? Celle-ci devra-t-elle s'éteindre ou pourra-t-elle subsister en filigrane ?
Voici quelques questions soulevées par ce spectacle, entre confidence et confession, mis en scène tout en finesse par les deux comédiens et qui se clôture par un hymne aux sentiments : Ce que nous savons des uns des autres ce n'est jamais que par l'amour.
Mise en scène et avec Caroline Rainette et Lennie Coindeaux
Voix off Patrick Poivre D’Arvor et Anne Deruyter
Lumière Matthieu Duverne
Du 23 mai au 26 août 2018
A 18 heures, le dimanche à 15 heures
Au Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris • 01 45 44 57 34