Dr Eugène Guibout,
Photo Trinquart
Le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse) comporte une entrée concernant le Dr Guibout, qui s'arrête à l'année 1877:
"GUIBOUT (Eugène), médecin français, né à Viélaines (Aube) en 1820. il est attaché au service médical de l'hôpital Saint-Louis, à Paris, et il a reçu la croix de la Légion d'honneur. En pathologie, on lui doit les ouvrages suivants: Leçons cliniques sur les maladies de la peau (1876, in-80); Nouvelles Leçons (1879, in-80); Traité pratique des maladies de la peau (1885, in-8°). Mais, d'autre part, il a pris rang dans la littérature proprement dite par d'intéressants récits de voyages, faits dans l'Europe presque entière les Vacances d'un médecin (1880-1887, 7 vol. in-12)."
De ces Vacances d'un médecin, nous reproduisons ici le premier chapitre du voyage bavarois. Si le Dr Guibout est rempli d'admiration et se répand en éloges pour les châteaux d'Herrenchiemsee et de Linderhof, il est moins indulgent pour leur concepteur le roi Louis II qu'il décrit comme "un souverain de troisième ou de quatrième ordre" atteint de "désordre intellectuel, d'une véritable folie" qu'il désigne sous le nom de "monomanie orgueilleuse et artistique".
"MUNICH LES CHATEAUX DE LOUIS II ROI DE BAVIÈRE
Nous avions repris, depuis un mois à peine, notre vie habituelle, lorsqu'un matin, le docteur Passant, mon fidèle ami depuis notre internat a la Charité, en 1848, vient déjeuner avec nous. Ce vieil et excellent ami est parfois, non pas un fervent voyageur (personnellement il ne voyage guère), mais un ardent apôtre de voyages.
« Comment, nous dit-il, grands voyageurs que vous êtes, vous n'allez pas à Ober-Ammergaul. Vous avez vu la Russie, l'Espagne, le Portugal, et vous ne connaissez pas Ober-Ammergau! Et vous n'avez jamais assisté à ces magnifiques représentations qui vont finir! On y vient de toutes les parties du monde, et vous restez indifférents!... C'est inconcevable!... La compagnie Lubin organise un départ pour mardi; il faut en être, il faut vous inscrire, et tout de suite; peut-être est-il encore temps; courez-y bien vite, je vous en conjure!... "
J'oppose à ces chaleureuses excitations de graves et sérieux arguments; ...ils sont rétorqués. Ma chère Pauline, toujours prête à boucler sa malle, est gagnée; je suis vaincu, battu, mais content... Nos places sont, le jour même, arrêtées, payées, et nous partons. mais Passant ne part pas.
A six heures et demie du soir, le 16 septembre, l'Orient -Express nous enlève de la gare de l'Est; nous dévorons l'espace; Nancy, Strasbourg, Baden disparaissent comme des ombres, à notre passage; nous traversons le grand-duché de Bade, le Wurtemberg; nous touchons Stuttgard, la capitale du Wurtemberg, Ulm où nous franchissons le Danube, Augsbourg, dans la Souabe, et à onze heures et demie du matin, le lendemain de notre départ, nous sommes dans la capitale de la Bavière. Munich est une des plus belles villes d'Allemagne, sa population est de deux cent vingt mille âmes; ses rues sont larges, ses maisons monumentales; elle a un grand air de capitale.
Les églises du Saint-Esprit, de Saint-Louis, de Sainte-Catherine sont remarquables; la cathédrale Notre-Dame est un vaste édifice de style gothique, richement ornementé, surmonté de deux tours très élevées; au milieu du transept on admire le magnifique tombeau en bronze de Maximilien, roi de Bavière.
Munich est la ville des arts plusieurs belles statues de bronze occupent le milieu d'une des principales rues. L'ancienne Pinacothèque est un musée de premier ordre, il renferme une nombreuse et magnifique collection de Rubens, de Murillo, de Gérard Dow, de Téniers, de Ruysdaël.
La Résidence, l'ancien palais des rois de Bavière, est d'un grand intérêt; on y voit une série considérable de vastes et luxueux salons, remplis de souvenirs historiques, de meubles, d'objets d'art précieux; les parquets méritent d'être cités; quelques-uns sont des mosaïques de bois, d'un travail.exquis. L'un des salons contient un musée, d'un genre tout spécial, organisé par le roi Louis 1er de Bavière (1825-1848), très appréciateur des beaux-arts et, en particulier, du beau sexe c'est la réunion des portraits de toutes les plus belles femmes de Munich.
L'Hôtel de Ville, des quatorzième et quinzième siècles, captive les regards par la richesse et l'originalité de son architecture. La promenade publique, appelée le Jardin anglais, d'une grande étendue, offre de belles pelouses, de larges et longues allées, et de magnifiques ombrages.
Si la ville de Munich est remarquable à tant de titres, ses environs ne le sont pas moins. Dans la zone suburbaine, nous visitons les deux châteaux royaux de Nymphenbourg et de Marienbourg, intéressants par la richesse de leurs appartements, par la beauté et l'étendue de leurs parcs.
Mais la merveille, disons-le sans exagération, c'est le château de Herren Chiemsee, appelé le Versailles bavarois, le plus beau de tous les châteaux royaux, à une dizaine de lieues de Munich.
Nous lui avons consacré une journée tout entière partis de Munich, en chemin de fer, à neuf heures du matin, nous n'y sommes rentrés qu'à sept heures du soir, et dans toute cette journée nos impressions ont été si imprévues et si vives; elles ont tellement dépassé notre attente, que leur souvenir est comme un de ces rêves imaginaires, comme une de ces conceptions idéales et fantastiques, dont l'esprit, un instant abusé, ne tarde pas à reconnaître la chimérique invraisemblance. A onze heures, nous descendons à la station du chemin de fer, pour prendre un tramway qui nous dépose dans un site ravissant, véritable surprise tout à fait inattendue.
Devant nous, à nos pieds, un lac, dont les eaux limpides et azurées nous paraissent se perdre dans un lointain sans limites. Au milieu de ce lac, une île montagneuse, d'une plantureuse végétation, qui nous cache la rive opposée du lac. Tout ce tableau, où le charme se mêle à la grandeur, est encadré d'un majestueux horizon de cimes alpestres, du plus magnifique effet. Un paquebot nous conduit à l'île; des pentes douces et habilement ménagées sur un versant gazonné nous amènent à un tertre, où des tables sont dressées sous d'épais ombrages.
De là, nos yeux se promènent, se reposent sur un de ces panoramas dont la beauté ne saurait être décrite le lac immense, si calme et si bleu; l'île, avec ses ondulations de verdure et ses échappées de vue sous le feuillage; les hautes montagnes, les gigantesques rochers qui ferment la perspective... quelle splendide nature! quel admirable ensemble! 1
Le déjeuner fini, nous pénétrons dans l'intérieur de l'ile nous suivons, à travers un bois, un petit chemin creux qui aboutit à un monticule, et quand nous sommes là, quelle surprise quel lever de rideau Sans transition, sans préparation aucune, soudain, et comme par enchantement, nous apparaît le château de Versailles!!!
Quel tableau magnifique!... le château de Versailles, avec son aspect grandiose, son immense et imposante façade!... son couronnement de dentelles de pierre, de sculptures, de statues!...le château de Versailles,en pays étranger, si loin de la France, avec sa même étendue, son même développement, ses mêmes formes architecturales, ses mêmes eaux jaillissantes, au milieu de cette nature, dans une île, au bord et au-dessus d'un lac, et pour horizon les Alpes Bavaroises!!! A l'intérieur du château, notre étonnement augmente encore, si c'est possible. Nous traversons une éblouissante série de chambres, de salles, de salons, d'une incomparable richesse; toutes les recherches, toutes les somptuosités du luxe, y sont réunies à profusion; toutes les créations artistiques les plus ingénieuses y ont une place les marbres les plus rares et les plus précieux, les tentures, les étoffes, les broderies les plus magnifiques de soie, de velours, d'or et d'argent, sont drapées sur les murs, encadrant toute une population de statues et de portraits, désignés par leurs noms, des personnages les plus connus, des grands hommes et des femmes célèbres de la Cour et du règne de Louis XIV. L'illusion est complète c'est à se croire à Versailles, mais dans un Versailles habité, tout meublé, tout neuf, tout ruisselant d'or, comme au temps de Louis XIV. La décoration, l'ameublement de la chambre à coucher seule ont coûté deux millions cinq cent mille francs!
Quelle vision idéale et féerique! Voici la Galerie des glaces !... Comme elle se déploie splendidement dans sa magnifique grandeur, dans ses vastes et majestueuses proportions, les mêmes qu'à Versailles. Ici, elle est plus saisissante encore: elle a toute sa primitive fraîcheur, toute sa parure de jeunesse, d'or et de cristal. De ses voûtes peintes à fresques descendent, dans toute leur longueur, trois éblouissantes rangées de lustres, et tout le long de ses parois se proute d'un bout à l'autre une double ligne de candélabres et de somptueux lampadaires. Les fenêtres s'ouvrent sur le parc, on y reconnaît les plus gracieuses, les plus séduisantes réminiscences de Versailles; mais, de plus qu'à Versailles, les yeux ont un lac pour perspective, et les Alpes pour horizon!...
Tel est ce château extraordinaire de Herren Chiemsee nous lui devons une de nos plus fortes impressions de voyage. En essayant d'en donner une idée, j'ai senti toute mon insuffisance. Ma chère Pauline, d'un goût artistique si fin, aurait su, mieux que moi, en dépeindre la merveilleuse originalité, l'incroyable mais extravagante magnificence.
Dans une autre partie de la Bavière, nous visitons le château de Linderhof, moins considérable, mais tout aussi riche, tout aussi somptueux que Herren Chiemsce.
Il est perché sur une montagne, dans une région sauvage, au-dessus d'une vallée étroite et profonde, resserrée entre une double chaîne de rochers.
Ce château présente le plus frappant contraste entre la nature dans ce qu'elle a de plus sévère, de plus âpre, de plus lugubre, et l'art, avec toutes ses séductions, toutes ses perfections, toutes ses délicatesses. Les abords de Linderhof ne sont que rochers nus, abrupts, incultes, repaires de bêtes fauves, et c'est sur un de ces rochers, au milieu de cette nature sinistre et bouleversée, que l'on trouve non pas, comme à HerrenChiemsee, le château le plus grandiose, mais la demeure royale la plus ravissante, la plus stupéfiante par ses incroyables somptuosités.
Les appartements sont petits, mais d'un luxe inouï les plus riches productions artistiques, les statues de marbre, de bronze, d'argent, les vases de Sèvres, les tapis des Gobelins, émerveillent les yeux. Les portraits des plus grandes dames du règne de Louis XIV et de Louis XV, de Mme de Châteauroux, de Mme de Pompadour et de plusieurs autres célébrités et beautés féminines de la même époque, attirent partout les regards. Ce palais semble élevé à la mémoire de Louis XIV et de Louis XV, ou plutôt avoir été habité par ces deux monarques.
Tout ce que l'imagination a pu inventer de luxe, de merveilles, de conceptions fantastiques, de difficultés à vaincre, de prodigieuses réalisations artistiques, se trouve accompli dans ce palais féerique.
Ainsi, de son lit, le roi peut contempler une cascade artificielle dont les eaux, amenées sur une montagne, s'en précipitent et tombent de degrés en degrés, sous les fenêtres de sa chambre à. coucher, resplendissante de tout ce qu'on peut rêver de plus riche, de plus magnifique, dans tous les genres et sous toutes les formes. Dans les flancs d'un rocher, on a creusé une grotte cette grotte est de la plus admirable couleur d'azur, et quand elle est éclairée, quand des eaux y tombent en belles nappes d'azur, quand des reflets de teintes lumineuses et azurées illuminent la voûte, les parois, les anfractuosités de cette grotte, alors on peut se croire dans le séjour des fées.
En face de cette grotte, est le pavillon turc, autre merveille.
Dans un petit temple circulaire d'une éblouissante richesse, et sur une sorte d'autel, un paon déploie largement, et en gigantesque éventail, ses longues et admirables plumes. Une aigrette de pierres précieuses ombrage sa tête, et toutes ses plumer constellées de pierreries, étincelient, jettent des feux de toutes les couleurs.
Les châteaux de Herren-Chiemsee et de Linderhof sont l'oeuvre de Louis II, roi de Bavière, de ce malheureux prince, dont la mort accidentelle est restée mystérieuse et inexpliquée; il périt noyé, avec son médecin, le 13 juin 1886, sur le bord du lac de Starnberg, dont nous avons côtoyé les rives et dont les eaux, à l'endroit de la catastrophe, ont à peine un mètre de profondeur.
La construction de ces deux châteaux, vu leur magnificence extraordinaire et les sommes énormes qu'ils ont contées, n'était raisonnablement permise qu'à un Louis XIV, à un Napoléon, à un empereur de Russie. Mais, chez un roi de troisième ou quatrième ordre, elle dénotait un désordre intellectuel, une véritable folie que, dans ce cas spécial, nous désignerons sous le nom de monomanie orgueilleuse et artistique. Un seul château eût été une imprudence, une faute, et l'indice d'un esprit mal équilibré, sans pondération les deux devenaient une extravagance, une énormité, dont le résultat, à courte échéance, devait être une ruine financière et une déchéance morale et politique."