Frères ennemis
« J’ai connu André Téchiné il y a quarante ans dans un bar où j’accompagnais Roland Barthes. Il m’a présenté à André en lui disant : « Tu vas rencontrer une roulure. » Comme il l’a pris au premier degré, Roland a précisé : « Une roulure au sens sémantique du terme : qui n’a pas d’attaches, pas de lieu, pas de repères. » André était charmant et timide ; nous avons vécu pendant quelques mois une relation forte. Ensuite, nous nous sommes perdus de vue. Le hasard a fait que trois ans après, nous n’arrêtions pas de nous croiser dans la rue comme si nous étions obligés de nous retrouver. Nous sommes alors devenus des amis très complices, complémentaires l’un de l’autre mais aussi des frères ennemis. Il y a entre nous des bouderies affectives, des passages à vide, mais quand je ne le vois pas, il me manque.
J’étais très content de jouer un tout petit rôle dans les Témoins. Je n’avais pas lu le scénario, mais qu’André me mette des menottes me semblait suffisamment révélateur pour accepter. J’appréciais également que l’on me voie à soixante ans, propriétaire d’un hôtel de passe arrêté par les flics alors que le personnage de gigolo que tient Manuel Blanc dans J’embrasse pas incarne un peu ma jeunesse. »
La Matiouette
« J’ai écrit la Matiouette pour le théâtre en 1981 à la suite de la mort de ma mère et d’une séparation très violente. Au bord du suicide j’ai improvisé ce texte. C’est une écriture complètement schizophrénique et très violente : je joue mon père qui était coiffeur mais dans la pièce il s’agit de mon frère et je reprochais à celui qui m’incarnait, moi, des choses de mon vécu. J’ai d’abord monté la pièce au théâtre, puis André a souhaité la réaliser. Ce n’est qu’à partir de ce moment que j’ai commencé à croire en sa réalité.
Téchiné n’a pas changé le texte, à l’exception d’un passage où je me reprochais d’avoir étouffé mon petit frère. Je l’ai autorisé à le supprimer car nous ne voulions pas que les spectateurs puissent croire que le retour du frère au village était motivé par le désir de régler ses comptes avec cette mort.
J’ai éprouvé un énorme plaisir à me raconter à travers mon frère. J’ai rarement été aussi bien dans ma vie qu’en jouant ce rôle tous les soirs alors qu’habituellement le théâtre me rend malheureux : je n’assume pas de reprendre chaque soir le même texte avec les mêmes acteurs et les mêmes intonations. À cause du manque de continuité à l’intérieur des scènes dû au découpage des plans, certains comédiens considèrent le cinéma comme une masturbation au bout de laquelle on n’arrive pas à jouir. Ils se sentent castrés. Au théâtre, on peut éjaculer mais je ne travaille pas assez mes personnages. J’étais sur les planches comme on est quand on tourne : je n’avais rien de construit, je ne jouais jamais pareil. Au cinéma, on peut se permettre d’être maladroit ; ça amène une sensibilité, une fragilité qui est riche à l’écran. Mais elle vous dessert lorsque le public est présent car vous vous exposez trop en tant que personne. Selon la belle formule d’André : “Au théâtre on travaille, au cinéma on est travaillé.” »
Au fil des films
« Il y a une logique d’écriture entre tous mes scénarios et mes films. C’est le même personnage découvert avec la Matiouette que l’on retrouve à différents moments de sa vie. J’embrasse pas raconte son arrivée à Paris : à l’origine du film, il y a un scénario, les Premiers Pas, que je n’ai pas pu réaliser. Le personnage de Manuel Blanc était maqué par un maquereau et faisait le tapin habillé en travelo. Téchiné l’a reprisen ajoutant le rôle d’Emmanuelle Béart. Ensuite, avec l’Arrière-pays, je reprends le thème du retour au village, mais cette fois pour la mort de ma mère. Je suis souvent de dos dans le film pour que le spectateur saisisse sa dimension autobiographique et me voit spectateur de ma propre histoire. Mon personnage parle très peu et son malaise rend les silences expressifs.
Dans la Chatte à deux têtes au contraire, j’étais un élément extérieur qui vient nourrir le film. Il m’a semblé que je n’avais pas le droit d’aborder un tel sujet sans m’impliquer moi-même. D’où ce rôle de mec seul, malade, qui vient écrire dans un cinéma porno et qui incarne la vie que mène à Paris le héros de l’Arrière-pays. »
Jacques Nolot
(Propos recueillis par Gaël Pasquier)
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