Auprès de mon arbre... (1)

Publié le 13 août 2018 par Eric Acouphene
Vénérable ou ordinaire, protecteur ou complice, l'arbre qui a marqué notre enfance est capable de la ressusciter. Chacun possède le sien, phare sentimental ou référent imaginaire, comme le montre notre journaliste Corine Chabaud.

Une armée de capricornes a eu raison de la vigueur de son tronc. Le saule pleureur de mon enfance, grignoté de l'intérieur par ces insectes, est mort il y a bien longtemps. Les autres arbres du jardin n'ont jamais autant compté. Ni l'olivier dont on négligeait de cueillir les fruits, ni l'eucalyptus odorant ni le faux poivrier à l'écorce fragile. Je me souviens des feuilles vertes légèrement dentées et des chatons de l'arbre : j'ignorais leur nom mais leur trouvais une ressemblance avec des petites chenilles, inoffensives. Je me souviens du tronc veiné de gris, creusé de galeries. L'après-midi, cette tanière se muait en une aire de jeux discrète et fraîche. Avec ma sœur, nous nous poussions à tour de rôle sur la balançoire fabriquée par notre père.
Si les arbres ont une vie secrète, comme l'a raconté avec succès Peter Wohlleben (la Vie secrète des arbres, les Arènes), bien des gens ont une relation secrète à un arbre. Avec celui qui a marqué notre enfance, le lien peut être très fort. Rattaché à des émotions intenses, il émerge de notre forêt intime et tient une place à part dans notre imaginaire, sans être forcément beau. Spécialiste de Jean Giono, guide érudit de balades littéraires sur les traces de l'écrivain, Jean-Louis garde en son coeur « un arbre modeste, le néflier, souvent tourné en dérision puisque l'expression "des nèfles" signifie "rien" ».
« Il m'est cher car, enfant, j'ai découvert la lecture à l'ombre de ses branches. Il avait poussé en bordure de ma ferme natale. Le soir, à la fraîche, mon grand-père m'y racontait des histoires merveilleuses. Il n'a pas la magnificence d'un chêne, ni le charme de l'olivier, ni l'envergure d'un conifère. Mais il possède la saveur de la nostalgie de l'enfance », confie le guide. Influence d'Elzéard Bouffier, le personnage de Giono qui a fait pousser des centaines de milliers de chênes ? Adulte, Jean-Louis a planté des dizaines d'arbres dans son jardin à partir de noyaux ou de graines rapportés de ses voyages. Sans s'y attacher autant qu'à ce néflier, dont les fruits ne perdent leur astringence et ne se mangent qu'une fois pris par le gel, l'hiver, comme les kakis du plaqueminier.

Culte personnel ou familial

Pas forcément mythologique, l'arbre surgi des brumes de l'enfance est digne d'un culte personnel ou familial. D'une incarnation divine comme chez les Grecs et les Romains. Mais il peut être ordinaire. Émue, Anne se remémore le sureau poussé dans la haie séparant le jardin de sa maison et la base de loisirs, dans les Flandres françaises. Avec ses fleurs blanches à l'odeur sucrée, sa mère confectionnait des beignets. Avec ses baies rouges, une gelée parfumée. Quand Anne déguste à présent un yaourt à la fleur de sureau, les souvenirs affluent : le sureau est sa madeleine de Proust. Elle se souvient des « goûters pharaoniques avec (sa) cousine Caroline », à l'ombre de l'arbuste.
Dans les yeux d'un enfant, les proportions de l'arbre peuvent être exagérées. « Le jardin public, c'était la forêt de Compiègne », note Pierre. Né en 1942, il a fréquenté une école maternelle de la rue Blanche, dans le IXe arrondissement de Paris. Il garde en tête l'image du marronnier de la cour, qu'il associe aux rires de la récré, quand ses marrons servaient de projectiles, ou aux punitions, quand les instituteurs se fâchaient. « Nous jouions aux Boches et aux Français, pas aux cow-boys et aux Indiens », note-t-il.

Refuge protecteur

L'arbre de l'enfance est souvent doté de vertus protectrices. À 10 ans, dans le jardin bourguignon de ses grands-parents, Stéphanie trouvait refuge sur un pommier inaccessible à ses petits frères. Indifférente à l'inconfort, elle dévorait sur ses branches quantité de romans. « Ce n'était pas un arbre nourricier, je n'ai pas le souvenir de ses pommes, dit-elle. Mais je ressens encore son écorce sous mes mains. » Vivre dans un arbre, comme le baron perché d'Italo Calvino, jeune aristocrate qui y élit domicile pour fuir les contraintes sociales ? Ou simplement s'y ressourcer, à l'écart ? « Quand j'ai cherché à acheter une maison à la campagne, un de mes critères de sélection était un arbre sur lequel mes enfants pourraient grimper », dit Stéphanie.

Olivier retrouvait ses deux chers tilleuls lors des vacances dans la maison familiale en Creuse. Plantés devant la bâtisse pour l'ombrager, ils se dressent comme des géants tutélaires sur son seuil, tours de guet sur lesquels se hissait l'enfant-vigie. Ils trônent aussi sur un tableau dans la demeure, miroir évocateur. Le repère géographique qu'ils incarnent est capital. « Quand nous arrivions de Paris en voiture, nous les guettions comme d'autres guettent la mer. Ils symbolisent la campagne, la fin du voyage, la maison d'enfance. » Aujourd'hui fatigués, ils se sont fait supplanter en beauté par des érables récents. Mais ils ne souffrent aucune concurrence sentimentale.


à suivre...
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