Entre journal-poèmes et récit, en vers ou en prose, selon l’humeur du moment de captation de la réalité, consignant dans des carnets, Guillaume Déloire narre, sans fatigue de le faire, la vie d’un monde de désuétude encore actif, d’un quartier ouvrier. Le livre se présente comme celui d’une « poésie ouvrière ». Le mot du titre, généralement, disent les dictionnaires, est connoté péjorativement : l’odeur que dégage une cuisine à la graisse trop chauffée ou de viande brûlée n’est pas ce qui excite le plus délicatement les sens olfactifs, qui imprègne les vêtements ou la peau, souvent. Il est issu du mot « graille », qui de nos jours, dans la langue populaire, signifie « nourriture » ou « repas », et grailler, dans le même registre, c’est manger ; « graillier », en ancien français, c’était « rôtir sur le gril ». On se souvient d’un discours de Jacques Chirac stigmatisant en 1991 la population immigrée par le cliché de la famille entassée dans un petit appartement avec père de famille et ses trois ou quatre épouses, et sa vingtaines de gosses et ses 50 000 francs de prestations sociales sans naturellement travailler, et en ajoutant à cela « le bruit et l’odeur » : on se prend à penser que, sans intention directe, le poète prend ici un contre-pied historique, et un autre contre-pied actuel, car son Graillon est une plaidoirie généreuse de cette population dont on oublie qu’elle est une population ouvrière à l’origine. Or, la nourriture et les repas imprègnent les pages du livre.
Le poète n’est pas un piéton de Paris ; comme Jacques Réda, il va hors les murs, c’est un arpenteur de banlieue, un marcheur ou un conducteur d’une antique Fiat 126, un employé de mairie qui s’est pris d’affection pour un quartier emblématique de ses origines ouvrières (« Mes centres d’intérêts se sont rencontrés, interpénétrés, les visages de mes grands-parents se superposent à ceux des ouvriers… »), et qui équipé d’un appareil photo et d’un carnet tente d’en saisir la fragilité, de mesurer les arpents du temps passé encore fichés dans le présent. La rue Arsène Houssaye, la rue des Caboeufs, l’avenue Louis Roche, et moult cafés, principalement le café Europa, le café Portugal, Le Carrefour et La Gondole, constituent le décor, la scène vivante de ses déambulations. En une poésie documentaire (qui peut rappeler parfois la série TV Strip-Tease), il capte, avec le moindre effet possible, la vie de ce quartier, et son histoire palpable dans ses cafés surtout, où le poète y graille souvent, car c’est par le menu du jour, par le menu ouvrier, qu’il ingère le quartier et s’y intègre et s’y fait accepter, en graillant qu’il capte l’histoire des lieux : « Demain j’irai/manger ouvrier/et j’ouvrirai/grand les yeux/et les oreilles/sur les menus indices/qui aident à s’imaginer/comment c’était hier/dans ces endroits/où les menus indiquent/que les vins viennent/de vignes algériennes/demain j’irai/tant que d’autres hommes s’en souviennent/manger l’histoire/que je n’ai pas connue… » (poème « manger ouvrier »). Le poète absorbe le monde par la bouche, couscous royal, foies de génisse, salé aux lentilles, coquillettes, cassoulet, bière, vin de bistrot ou vin de pays, et vit au rythme des plats du jour, se considérant comme « poète en résidence » dans le monde ouvrier ; « j’accueillerai des mots/pétris par d’autres bouches », écrit-il.
Le rythme d’écriture est lent, monotone, sans effet, descriptif ou narratif, se réclamant du Richard Brautigan du Roman japonais (« un summum de poésie simple, sans manières »), qui quelques fois rappelle aussi l’humble pauvreté de Jean Follain, observateur du monde rural, chez qui le temps débordait dans de simples événements de la vie ordinaire, un rythme fait d’une pauvreté mimétique de la population, mais d’une pauvreté digne ; rythme atone, dans un registre parlé mais sans exagération. Cette lenteur est non seulement celle du monde qu’il observe, mais aussi celle qui prend le temps du bain révélateur pour en dégager la netteté, et la fixer ; car le poète, mélancoliquement, ouvre à figer un temps disparaissant, qui semble se distendre des années 1960 aux années 2014-2016, « mille fois connaître l’histoire de ces hommes/Avant qu’elle ne disparaisse/Avant qu’elle ne s’efface ». Il se passe comme une fusion entre les gens et les lieux, si bien que rues, avenue et cafés nous apparaissent comme des êtres vivants.
C’est un livre éminemment politique, qui sans l’enjoliver, sans la magnifier, sans discours militant, prend fait et cause pour cette France qu’un certain ministre qualifia de « France d’en bas », ou que certain considère composée de « gens qui ne sont rien ». Car c’est celle d’où l’auteur vient, et cette attraction pour un monde et un temps d’autrefois, ceux des cafés ouvriers, est aussi une remontée dans son histoire familiale, explique-t-il, lui dont les arrière-grands-parents tinrent le bistrot La Chope formidable à Puteaux : « Je connaissais évidemment cette page de notre histoire familiale, mais c’est à cet instant comme une révélation, une évidence, mon obsession depuis bientôt 2 ans pour cette zone industrielle qui tombe en désuétude, avec ses quelques restos ouvriers et ses ouvriers de plus en plus rares, mais toujours présents, bon sang mais c’est bien sûr, ça vient de là, et c’est presque inconsciemment que j’ai remonté jusqu’à l’origine, que j’ai remonté l’avenue comme on remonte le temps, je n’ai fait que clamer l’appartenance à une région, une région sans drapeau, rouge, ouvrière, ici quai National il ne reste plus trace du passé, de ce qui s’est passé, plus de Chope formidable, mais je sais qu’il existe, on me les a déjà montrées, deux-trois précieuses photos de la Chope formidable, avec mes aïeuls qui posent devant, il me faut absolument remettre la main dessus. » (Photo retrouvée, figurant sur la couverture du livre.)
Dans un monde hyper-modernisé de la réussite entrepreneuriale et de la vitesse pour joindre cette réussite, le poète rappelle qu’il y a des zones de vie, ouvrière, au ralenti, et porte un regard d’une humanité saisissante sur des gens, simplement des gens, qui sont Kabyles, Maghrébins, Portugais, Serbes, Rroms, et Français…
Deux sections composent le livre, « Fiat lux » pour commencer, et « Facta est lux » pour suivre, qui sont séparées, et reliées, par un cahier photos de l’auteur, et de quelques poèmes en portugais d’une des protagonistes qu’il a fréquentés, Ana de Glória. La seconde partie est teinte d’une mélancolie accentuée, touchant à la tristesse sinon au chagrin, l’auteur constatant ces cafés qui ferment, ces gens qui quittent le quartier, « j’ai peur qu’une page se tourne/alors je préfère terminer le livre avant/ne pas savoir/tout laisser en suspens ». Significative de cette page qui se tourne est la disparition de Madeleine, la grand-mère de l’auteur, ancienne ouvrière, qu’il accompagne d’un bouleversant dernier poème, « larmes dorées ». Un long poème qui relate la rencontre et l’échange du poète avec un moine bouddhiste dans le train qui le mène au chevet de sa grand-mère, lequel moine lui apprendra, le temps d’une conversation, à accepter la mort ; une révélation, « la vie met un maître sur mon passage », qui le conduira apaisé, « heureux » au chevet de sa grand-mère.
« Je suis arrivé à temps » est la dernière phrase du livre.
Jean-Pascal Dubost
Guillaume Déloire, Le Graillon, Editions des Vanneaux, 244 p., 17€