Je ressens une lourdeur au moment de livrer mes impressions sur ce « roman » de William Boyd, À livre ouvert. Terminer un tel livre, c’est une sorte de deuil. On ne suit pas de près un personnage sur sept décennies sans se cabrer contre la fin de cette relation. C’est comme lorsque la vie met brièvement quelqu’un sur notre chemin. Quelque chose s’est passé, cette personne nous a touché, on aurait pu vivre une grande amitié, mais le destin n’est pas du même avis. Et on s’éloigne avec un pincement au cœur, avec la sensation de perdre quelque chose qu’on n’a pas eu le temps de saisir. Un deuil.
Sur ses vieux jours, Logan Mountstuart, surnommé LMS, fait le bilan de sa vie.
C’est tout ce à quoi votre vie se résume en fin de compte : la somme de toutes les chances et malchances que vous avez connues. Tout s’explique par cette simple formule. Additionnez et regardez les tas respectifs. Rien que vous puissiez y faire : personne ne distribue la chance, ne l’alloue à celui-ci ou celui-là, ça arrive, un point c’est tout. Il nous faut souffrir en silence les lois de l’humaine condition, comme dit Montaigne.
Des chances et des malchances, il en aura, Logan, au cours de sa vie. Des malchances surtout, il me semble, mais pas que. On fait sa rencontre alors qu’il est l’élève d’un collège honni, qu’il trompe son ennui en réalisant des défis improbables et en suivant le progrès de ceux auxquels sont soumis ses amis, Peter et Ben. Puis c’est l’université : Oxford, et les cours d’histoire pour lesquels Logan a peu d’intérêt, car il sait déjà qu’il veut devenir écrivain. Il en sort avec peu de gloire, mais à 25 ans, il connaît le succès littéraire, fait carrière comme journaliste, il est heureux avec sa femme, Freya, et sa merveilleuse petite fille, Stella. Alors que le soleil brille enfin pour lui, la guerre s’abat sur l’Europe, creusant une tranchée si profonde que jamais il ne pourra retrouver le chemin de sa vie d’avant. On le suit dans son parcours agité comme un voilier démâté sur une mer houleuse, allant où le vent le pousse ou, comme il le dit lui-même, comme un yoyo plutôt, un jouet secoué, tournoyant dans les mains d’un enfant maladroit, le manipulant avec trop de force, trop impatient d’apprendre comment comment utiliser son nouveau yoyo.
Il sera tour à tour espion, directeur de galerie d’art, enseignant, vendeur de journaux sur la rue. Il posera ses pénates en Angleterre, en France, aux États-Unis, au Nigéria. Sa vie se résumera par moment à une tentative désespérée de se ternir à flot, s’accrochant à diverses bouées, femmes, alcool, drogue. Il connaîtra l’amour et son contraire. Il vivra dans l’aisance et hantera le rayon de nourriture canine. Il fréquentera, dans ses heures de gloire, Picasso et Hemingway, le duc et la duchesse de Windsor. Plus tard, peu de gens réagiront au nom de Logan Mountstuart.
C’est donc toute une vie qui nous est racontée sous la forme d’un journal aux entrées sporadiques et dont les manques sont comblés par un éditeur imaginaire annotant les carnets posthumes de Logan Mountstuart. Et c’est d’une telle vraisemblance que je me suis prise à chercher son nom sur internet même si je savais qu’il s’agissait d’un journal inventé. Un véritable tour de force! Le langage est si vivant et les détails si réalistes qu’on doute à tout moment du caractère fictif de l’œuvre.
Logan Mountstuart a certainement une place de choix dans la galerie de personnages que je balade dans mes neurones.
William Boyd, À livre ouvert, Seuil, 2002 (pour la traduction française), 520 pages