L’idéologisation de l’espace universitaire, différente de sa politisation nécessaire peut, dans certaines conditions, nuire au bon fonctionnement de notre système de formation et n’est pas étrangère au fait que, jusqu’à présent, la gestion politique de l’Enseignement Supérieur est réputée difficile et que les différentes réformes de ce dernier, n’ont pu échapper aux débats à caractère idéologique, empêchant par la même, que l’on se pose les vraies questions, en relation avec les différents enjeux historiques auxquels la Tunisie a du faire face, depuis plus d’un demi siècle.
Cette idéologisation de l’espace universitaire et partant de la question de l’Enseignement Supérieur, fait que quelle que soit l’importance d’une réforme, les questions qu’elle soulève et les débats dont elle est l’objet, sont souvent focalisés sur des problèmes de gestion administrative et ceux provoqués par sa lecture idéologisée.
Aux yeux de certains collègues, une réforme est évaluée, non pas en fonction de son contenu en tant que mode de formation, en relation avec les objectifs et les moyens qui y sont proposés, mais en fonction du mode de prise de décision qui a été à l’origine de son élaboration, en tant que projet. Il en est de même du débat que pourrait soulever l’autonomisation progressive des universités et des institutions qui en dépendent, dont on ne souligne, à l’occasion, que la nécessité d’en désigner les responsables par le recours à des élections démocratiques. Cela consiste, à prendre une institution d’Enseignement Supérieur, pour un conseil municipal et de ne pas tenir compte de ce qui fait la spécificité de la gestion d’une entreprise de formation et de recherche, qui doit faire appel à des compétences autres que celles déléguées, seulement, par un vote, dont les effets d’appartenances, idéologique, syndicale ou bien tout simplement clanique, détournent, souvent, la fonction, de sa finalité pédagogique.
Cette vision idéologisée de notre espace universitaire, pourrait faire croire, que la généralisation du régime LMD à l’ensemble des pays de l’Union Européenne, serait le résultat de l’hégémonie du pragmatisme américain auquel l’Europe, « la Vieille » serait, désormais, acquise. Et, en toute bonne logique, cette même vision pourrait leur faire dire que l’adoption, par la Tunisie, de ce même régime LMD, ne serait qu’obligation de se conformer aux réalités internationales nouvelles.
En réfléchissant de la sorte, on commet l’erreur de sous-estimer les capacités de discernement des pays européens, qui n’ont pas adopté le régime LMD par simple réalisme et nécessité d’adaptation à l’esprit d’une époque, dont les américains seraient les seuls véritables maîtres.
Ce mode de penser, ne peut que faire croire à ceux qui en sont victimes, que l’adoption, par notre pays, de ce même régime d’enseignement, ne peut relever que du bon sens, confondu, ici, avec le sens commun, qui nous obligerait à être raisonnables et à n’accepter, comme seul choix possible, que de nous engager, à notre tour, sur ce chemin.
Pourtant, pour peu que l’on accepte de faire l’effort de se dégager de ces habitudes de penser habitées par l’idéologie, l’on pourrait se rendre compte qu’il ne s’agit, en fait, ni d’adopter, ni d’adapter, un régime de formation et d’études universitaires dont le contenu est toujours spécifique et qu’il serait surtout plus opportun de rechercher méthodiquement les moyens endogènes qui permettraient à notre système de devenir qualitativement performant.
Pour que cette analyse soit continuée, avec la rigueur méthodologique qu’impose le caractère stratégique de son objet, je vais, à présent, essayer de clarifier le sens spécifique de cette idée d’accès à la qualité, dont la réforme de notre Enseignement Supérieure, en fait son objectif principal.
La qualité ne signifie pas, le produit de la performance du système, mais, plutôt, sa qualification même à être performant, à sa manière.
Pour ma part, je pense que la notion de « qualité » ne signifie pas, ici, le produit de la performance du système, mais, plutôt, sa qualification même à être performant, à sa manière. Et ce, par son accès à sa dimension propre de système de qualité qui ne peut être reconnu comme tel qu’en étant original, c’est-à-dire d’origine, dans le sens d’originel.
Cette notion d’origine n’est pas comprise, ici, au sens d’une quelconque donnée mythique de projection, fixe et stable, mais comme une activité de création permanente, de son identité active, qui serait, dans ce cas, en perpétuelle évolution, grâce à son ouverture confiante en elle-même, sur les autres. Autrement dit, l’accès d’un système d’enseignement, le cas échéant, le nôtre, à sa qualité propre, n’est pas donné. Cela sera l’objet de recherche continue, fondée sur une activité de reconnaissance de nos moyens spécifiques, à travers leur comparaison aux moyens, spécifiques eux aussi, de nos partenaires.
Cette référence à la notion de qualité n’est pas sans rappeler, qu’elle est associé, ici comme ailleurs, à celles d’évaluation interne et externe et d’accréditation des institutions. En associant ces dernières à celles de comparaison et de performance, l’on peut constater, en effet, que nous nous trouvons en présence de termes issus du champ particulier aux Sciences Economiques et de Gestion et qui se rapportent à une technique de Gestion souvent citée par les collègues spécialisés en ces domaines, lorsqu’ils évoquent la question de la mise à niveau de notre système d’Enseignement Supérieur.
Il s’agit du Benchmarking dont le sens étymologique renvoie à la fois aux mots anglais Bench : banc d’essai, associé à Marking : notation et à Benchmark : la borne, la référence. L’une des applications, la plus facile de cette technique, se fonde, entre autre, sur la recherche, chez les entreprises les plus performantes, des processus qui sont à l’origine de l’optimisation de leur système, en vue de les étudier et de les adapter, ensuite, à sa propre entreprise. Ce qui serait donc sous entendu dans cette insertion du terme Benchmarking, dans la réflexion qui se fait autour de la Réforme, c’est l’idée d’une application possible, à ce domaine très spécifique de l’Enseignement Supérieur, de techniques d’analyses et d’évaluation, qui ont déjà fait leurs preuves, dans la gestion des entreprises économiques. On peut être autorisé à le croire, puisque, comme on l’a déjà remarqué, ce rapprochement, implicite, entre une technique d’amélioration du rendement des entreprises économiques et le contenu supposé de la réforme de l’Enseignement Supérieur, se retrouve, aussi, dans cette référence, également commune, à la notion de Qualité, qu’il faudrait peut-être transcrire sous sa forme d’origine : Quality
Dans le cas du Benchmarking, elle se rapporte, à une démarche qualité qui consiste à procéder à l’analyse du fonctionnement d’un système, en vue de l’optimisation de sa performance et ce, en faisant évoluer continuellement la culture d’entreprise qui le porte, par sa confrontation comparative à d’autres systèmes jugés les plus performants.
L’on peut aussi remarquer qu’en la matière, il y a plusieurs types de Benchmarking : interne, compétitif ou concurrentiel, fonctionnel et générique. Leur description, accompagnée de leur taux d’efficacité respectifs, en matière d’amélioration du rendement d’une entreprise, est pour le moins significative.
Le type « interne » consiste à comparer vos opérations à d’autres opérations similaires à l’intérieur de votre propre organisation. Le fait que l’on demeure dans le même contexte de culture d’entreprise, pourrait être associé à son faible taux d’amélioration qui ne serait que de dix pour cent. Celui, qualifié de compétitif ou concurrentiel, consiste à se comparer aux meilleurs concurrents et son taux d’amélioration serait de vingt pour cent.[1] Pour ce qui est du troisième, dit « fonctionnel », il s’agit de comparer des fonctions similaires dans des entreprises non concurrentes, alors que le type « générique », désigne un procédé qui consiste à comparer ses pratiques, ses méthodes de travail avec celles d’un secteur totalement différent. Pour le fonctionnel autant que pour le générique, le taux d’amélioration atteindrait les trente cinq pour cent.
Comme on peut le constater, il est question de l’évaluation de ses moyens et modes de fonctionnement, en les comparant à ceux d’entreprises, objectivement plus performantes. Mais l’on est en droit de supposer que le taux d’amélioration est fonction de la nature de la comparaison et de l’effet que cette situation pourrait avoir sur l’évolution souhaitée de la culture d’entreprise de l’entité économique concernée. Et l’on peut observer à ce sujet que les meilleurs taux d’amélioration se réalisent dans le cadre de comparaisons entre entreprises appartenant à des secteurs d’activités totalement différents.
Quant à cette notion de culture d’entreprise, il apparaît clairement qu’elle englobe, un certain nombre de faits, ayant trait essentiellement à des modes de comportement collectif, favorisant l’intégration des individus, par leur participation valorisante (créatrice de valeurs et fondée sur le respect des valeurs éthiques) à la vie de leur entreprise. Telle qu’elle est évoquée dans les différents discours ayant trait aux réformes que l’on voudrait apporter à la gestion des entreprises économiques des pays dits avancés, la culture d’entreprise est présentée comme étant « un ensemble de façons de penser et d’agir, de règles implicites ou explicites, système de cohésion ou de cohérence et capital immatériel de l’entreprise… ». « La culture c’es ce qui fait que chaque entreprise est unique »
Dans un article consacré à l’intelligence économique dans L’Universalis, Philippe Clerc[2] signale que « les entreprises qui savent mobiliser la dimension culturelle dans la compétition mondiale bénéficient d’un avantage concurrentiel déterminant ». Si l’on rappelle, par ailleurs, que cette technique de Marketing est contemporaine des réalités économiques nouvelles, créées par la mondialisation et dont les moyens pour y faire face nécessitent le recours à un programme d’ajustement structurel, de mise à niveau et d’intégration à l’économie mondiale de marché, l’on peut deviner que l’importation de tous ces termes, dans le champ spécifique de l’Enseignement et de la Recherche, signifie qu’aux yeux de certains « spécialistes en économie », il existerait une sorte de similitude entre la rénovation universitaire et celle de notre économie.
Mais si par besoin de clarification de notre approche de la question, on a été amené à travailler dans la nuance, pour la présentation des différents types de Benchmarking, c’est surtout pour préciser que la logique d’amélioration de la performance qui préside au recours, par les entreprises, à l’évaluation comparative, situe le degré de fiabilité de cette méthode dans sa capacité à dépasser le recours à la comparaison fondée sur la similarité des situations et à considérer que « la culture, c’est ce qui fait que chaque entreprise est unique .»
C’est dire, par la même, que la supposition d’une possible similitude entre la rénovation universitaire et la rénovation économique n’est légitime que dans le cas d’une « démarche qualité », au niveau économique, qui tiendrait compte du caractère unique de la culture de chaque entreprise. Cette condition d’originalité culturelle de l’entreprise économique, nécessaire à la réussite de sa rénovation, correspondrait, au fait d’affirmer, au départ, d’une manière qui pourrait sembler non fondée, que notre système d’enseignement n’accèdera à sa performance qualitative que dans la mesure où il est original, c’est-à-dire d’origine.
Il va de soi qu’au cas où l’on ne tiendrait pas compte de ce caractère unique de la culture d’entreprise, en se référant uniquement aux deux types de Benchmarking fondés sur la comparaison entre entreprises similaires, l’importation dans le champ de l’Enseignement Supérieur, dont l’activité est fortement traversée de dimension symbolique, des notions de démarche qualité, de performance, d’ évaluation, interne et externe, serait l’équivalent de la création d’un obstacle épistémologique qui aurait pour conséquence de rendre opaque la réalité de notre système d’enseignement et nous condamnera à reconduire cette attitude mimétique qui fera que nous serons toujours en retard d’une réforme.
Pour les chercheurs habitués aux méandres du champ esthétique, la correspondance entre les différentes pratiques artistiques ne signifie nullement l’existence d’une quelconque similitude entre elles. La comparaison dont elles feraient l’objet se fait par leur juxtaposition, en vue de faire ressortir ce qui fait la spécificité irréductible de chacune d’elles en tant que mode de création, matériellement différent. Leur comparaison se fait dans la reconnaissance, par chacune d’elles, des originalités diverses de ses Autres.
Entre l’économie spécifique de l’enseignement, de la recherche et de la création en général, et cette même économie perçue comme étant similaire à l’activité économique, réduite à la production et l’échange des marchandises, il y a lieu d’observer une différence de qualité. Celle qui existe entre la formation d’un citoyen étudiant, en vue de l’amener à être productif et créateur et la fabrication d’un individu robotisé dont la programmation, prévisible, serait en adéquation, momentanée, avec les besoins de l’économie, limités à ceux que pourraient prévoir les indicateurs du marché de l’emploi.
[1] Source : IDECQ, Institut de Développement de la Compétitivité par la Qualité, Saint Etienne (France). Dossier préparé par Collette Rochon et Guillaume Romier et publié sur Internet : Web : www.idecq.fr . Juin 2008
[2] Au moment où il avait rédigé son article, Philippe Clerc était rapporteur du groupe de travail intelligence économique et stratégie des entreprises au commissariat général du Plan, 1994. France).Source: Encyclopédie Universalis Version 10, numériqueL