Mer, ciel, sable. Inévitablement, on pense d'abord au peintre impressionniste et à son chevalet, ou à Nicolas de Staël peignant Le Havre dans la seule épaisseur d'un trait entre ciel et mer. Ou encore, ailleurs, à Lionel Joyeux photographiant une barrière sans clôture, ouverte sur l'horizon. Rien de cela n'est sans rapport avec ce qui nous est offert, mais la prose d'Antoine Émaz nous amènera toujours aux spécificités du poème, à ce qui, en lui ou par lui, ouvre sur l'être et la vie.
Aux premières lignes de Prises de mer, n'était le titre, on pourrait croire, avec l'expression initiale (presque un schéma) à l'analyse d'un tableau paysager, tant est nette et visuelle la description. Ajoutez à cela quelques termes assez présents lorsqu'il s'agit de peinture (plan, froid, surface, couche...) et la même illusion peut se prolonger. Elle bute cependant sur les derniers mots du texte : le sable mouillé cède une peu sous le pied. On le verra dans les poèmes suivants (1) : la vue n'est pas le seul sens mobilisé. Tout est fondé sur une expérience physique du pays par la vue, le toucher, l'ouïe. Pour un peu, on penserait à Thomas d'Aquin estimant que tout nous arrive par les sens. Mais chez Émaz, la pensée reste dans ce périmètre, peut-être là comme la lumière, à unifier le tout.
Le tout, c'est à dire aussi les deux étendues, intérieure et extérieure à celui qui marche et écrit, au vivant. Au point que les mouvements du dehors semblent avoir leur pendant ailleurs, par l'entremise du dedans. L'espace est poreux, mais pas seulement lui : c'est tout l'être qui l'est, et tout avec lui. De tout à l'être, le mouvement est, non pas incertain, mais sans destination déterminée. Ce qui est n'est que de passage. Être là, c'est passer ; c'est passer par là.
La mémoire, avec sa charge de passé, justement, pourrait forer le présent, établir une percée dans ce pleinement ici, maintenant, mais non : indéterminé, le souvenir s'impose et joue sur les espaces comme tout ce qui est. Il en fait partie. Et c'est le craquement des coquillages sous le pied qui engagera le texte suivant.
Page 7, apparaît la première personne, celle du pluriel. Non avec le sujet et le verbe, mais avec l'adjectif possessif notre, dans notre petite histoire. Mais, outre le mot petite, rien n'est convoqué pour prendre la mesure de qui nous sommes devant la mer ou le ciel ; ce qui est signifié, c'est ce que le pays annule. Aucune réduction là-dedans, mais au contraire une ouverture au plus large : s'évaser, s'évader, nous dit Émaz, dans un glissement de sons et de sens tel que le pratiquaient Marot, Scève et avec eux les poètes de la Renaissance. Une évasion qui prélude ou accompagne le retour au neutre, si cher à l'auteur, et ici autrement vécu.
La première personne (du singulier, celle-ci) apparaîtra de nouveau plus loin, dans le dernier paragraphe du livre. Mais là, celui qui parle est l'auteur comme premier lecteur de son texte : si je lis (2). C'est donc l'auteur pratiquement mis à notre place à nous, lecteurs, mais restant le crayon à la main, s'interrogeant sur les mots et leurs limites pour finalement ne rien ajouter et laisser à chacun la possibilité de solliciter ses propres références. Avec la proposition finale en guise de résumé du travail du poète (après tout, il s'agit simplement de poser le fond de l'air.), Émaz est de nouveau dans le rôle du peintre ou du photographe, dont nous ne voyons rien et qui nous livre son tableau ou sa photo : maintenant, à nous de faire. On peut alors conjuguer autrement le verbe passer en lui donnant sa transitivité et son complément d'objet : le témoin.
Dans le rôle actif qui sera le sien, s'il s'y adonne, le lecteur sera guidé par la tonalité générale qui se dégage de ce livre, sans besoin d'indication en marge de la portée. Une sorte particulière de paix s'y établit, qui n'empêche nullement la diversité des sentiments sur laquelle l'auteur ne s'étend pas plus que sur les souvenirs (ça n'intéresse personne, sinon qui le vit, et encore) ? Une paix de quoi venue demanderait Philippe Jaccottet ? Du dehors, avec son passage par nous qui passons par là ? De la lecture du dehors depuis le dedans ? Peu importe, finalement. Là encore, toute réponse réduirait la question.
Poème (on peut aussi le dire tel, avec les textes pour volets) du vivant que ces Prises de mer où Antoine Émaz ouvre la focale et continue. Se révèle à nouveau, par cette publication, la remarquable politique des encore nouvelles éditions le phare du cousseix (elles n'ont que cinq ans). A suivre.
Yves Jouan
Antoine Émaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €
N.B. Deux perles, parmi beaucoup d'autres : une sorte de bosse d'eau à quelques mètres du bord (p. 14), et l'humain comme mesure pour croire saisir les choses ; si on était dehors, on serait perdu (p. 15).
Et cette manière, ici ou là, de disposer la ponctuation comme on le ferait des soupirs, des silences sur la partition ; du physique, là encore.
1. On remarquera par exemple la page 13, toute de sons.
2. Quelque chose, là, s'insinue de tout ce qui a suivi « Lichen, lichen », avec la tonalité du carnet.