« Il était une fois à la cour de Bourgogne un page qui s’appelait Anne car, en ce temps où l’âge gothique achevait de flamboyer sous les déferlements des nouveautés venues du pays où fleurit le citronnier, on pouvait encore donner aux garçons ce prénom qu’on trouve aujourd’hui trop suave malgré sa brièveté et peu convenable à la virilité ».
Jacques Abeille, non sans malice érudite, travaille la notion de double, littéraire et sexuel.
Le narrateur du « tombeau » se laisse aller à une remembrance mélancolique et méditative et sans nostalgie à la suite de la perte d’un amour qui fut érotiquement passionnel. À l’aide d’un phrasé d’une rare élégance et sinueusement envoûtant, il s’enfonce au cœur d’une ténèbre restée lumineuse par le souvenir de ce qui fut ; et à l’aide d’une langue crue et raffinée pour dire l’obscène, il emporte dans les confins d’une pensée où fantasme et réalité s’enlacent, s’élançant à pensées perdues dans « ce gouffre d’étrangeté » qu’est le désir. La relation entre le narrateur-personnage et le personnage Anne repose sur un rapport de domination et de soumission destiné à affermir une certaine sauvagerie du rapport amoureux et sexuel, à réfléchir l’acte sexuel en lui-même et à la relation homme/femme, n’hésitant point à aborder des aspects du fantasme sans se préoccuper du diktat féministe ni donc s’y soumettre. Car penser, toujours penser, le narrateur ne se départit jamais de cette injonction ; « Peut-on trop penser ? », se demande-t-il. Chez Jacques Abeille, le désir est une affaire verbale, assurément, passe par les mots ; d’où cette courtoise obscénité qui régit le rapport amoureux des deux protagonistes du « tombeau ». On retrouve ce désir verbal dans les « petites pages », court texte dialogué, à l’instar des romans libertins des XVIIe et XVIIIe siècles, fonds dans lequel Jacques Abeille puise. Le jeune page n’y est disgracié, nullement, et au contraire, jouant d’ambiguïté travestie et de supercherie, celui-ci se joue du désir pédéraste d’un noble pour le « jeune pucelet », et c’est par le verbe qu’il parvient à renverser la situation et à imposer l’inattendu, révélant au noble sa propre ambiguïté. La volupté sexuelle chez Abeille comme chez Barthe ne va pas sans la volupté verbale. Verbalité intérieure dans le « tombeau », extérieure dans les « petite pages ». Ce conte libertin, de même qu’il en fut au XVIIIe siècle, est un conte philosophique sous-tendu dans une apparente légèreté. Dans l’un comme dans l’autre, il y a volonté de domination à travers la soumission. Ainsi le jeune page, apparemment dominé pendant l’acte sodomite, maîtrise totalement la situation et domine totalement le noble excité ; et le narrateur du « tombeau » refuse-t-il l’enfermement dans une caricature sociétale de la sexualité, refuse l’enfermement de l’amour défunt dans un tombeau, refuse de se soumettre au chagrin : s’il n’est plus, l’amour éprouvé continue de vivre, et la manière intelligente et élégante par laquelle les deux amants se séparent et continuent de se respecter pose question : aimer vraiment, n’est-ce pas apprendre à ne plus s’aimer ? À se déprendre de son désir de possession égoïste qu’est l’amour ? Le « tombeau » se termine par une affirmation mystérieuse et tranchante : « Je ne me soumettrai jamais » ; dont on pourrait trouver écho et clé dans quelques propos d’Alain Fleischer : « Toutefois, je suis réfractaire à ce qui est trop souvent l’érotisme en littérature contemporaine. Érotisme qui consiste à recourir à un vocabulaire volontairement outrancier, soumis à une désignation triviale des organes ou des actions qui ne fait bander personne. Je trouve beaucoup plus forte, saisissante, troublante, l’exploration de l’érotisme à travers l’exploration de la langue. »1
Jean-Pascal Dubost
1 in Le Matricule des Anges n°116, sept. 2010
Jacques Abeille, Tombeau pour un amour dans la lumière de sa perte
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Léo Barthe, Petites pages pour un page, (suivi de « Libres masques », une lecture d’Arnaud Aimé)
L’Âne qui butine, 39€