Chaque mois, vers la fin, je vous parle de littérature, qui a marqué ma vie, comme je le fais pour la musique (vers le milieu) et comme je le fais pour le cinoche (vers le début).
Lire c'est un peu beaucoup mon métier (de traducteur), ce n'est jamais travailler pour moi, c'est comme marcher ou respirer. C'est explorer la vie d'un autre, la vision d'un autre, l'époque d'un autre. C'est accepter de se faire transformer.
Lire c'est vivre*.
LA NAUSÉE de JEAN-PAUL SARTRE
Antoine Roquelin a 35 ans. Célibataire travaillant un ouvrage sur le marquis de Rollebon, un aristocrate de la fin du 18ème siècle, vit de ses rentes après avoir abandonné un emploi en Indochine. Il tient son journal qui sera le corps du premier roman de Jean-Paul Sartre publié en 1938. Peu à peu, il sent son rapport au monde changer. Tout lui paraît désagréable. Expliquant une certaine nausée perpétuelle. Il éprouve presqu'en tout temps, du dégoût et tente de comprendre pourquoi. Il oppose humanisme et individualisme dans ses rencontres et se désintéresse du sujet de son livre, de sa rampante bourgeoisie.
En totale crise existentielle, il pense trouver refuge dans l'imaginaire et l'écriture d'un roman.
Il veut chasser sa nausée. Trop insistante.
Quand Sartre termine son service militaire, il a 26 ans et les offres d'emplois affluent pour ce premier de classe. Il souhaite travailler au Japon, mais non, on le prendra au lycée du Havre. Il vivra l'amer quotidienneté d'une vie qu'il a toujours craint, une vie rangée. Il y vit toutefois de vifs succès. Comme enseignant, il est vivement aimé par ses jeunes élèves, même (surtout) si il secoue la vieille garde des enseignants. Il vit toutefois la vie ennuyeuse des professeurs de province. Le roman qu'il écrira, au contact de Voyage au Bout de l'Enfer de Céline, sera principalement autobiographique. Il écrira pour exorciser son malaise intime.
Le roman calque très bien l'action au Havre (ville imaginaire Bouville dans le roman) et le journal débute en janvier 1932, moment de l'arrivée de Sartre au Lycée du Havre. Janvier-février 1932, c'est la montée des régimes autoritaires en Europe. On y trouve des allusions au parti nationaliste-socialiste des travailleurs allemands, à Hitler et au Nazis, ce qui place le livre dans un contexte historique extraordinaire. Les conséquences économiques et sociales de la crise de 1929 sont implicitement abordées, ce qui ajoute au réalisme de l'écrit. La Première Guerre Mondiale est aussi évoquée. Les tensions internationales qui commencent à se profiler entre Nazis et communistes y sont aussi mentionnées.
Sartre commence à écrire ses idées en 1930. Mais les retravaillera pendant 8 ans. Son idée d'approche philosophique disgressant de la conscience et de la contingence devient oeuvre romanesque quand il découvre Céline, George Duhamel, Kafka et Queneau. Simone de Beauvoir, son amour nécessaire, annotera toute ses réécritures de ses observations.
Le titre initial devait être Melancholia, par référence à la gravure de Dürer, mais Gaston Gallimard, qui le publiera après l'avoir fait expurger une cinquantaine de pages jugées trop populistes et/ou trop sexuelles, le convaincra de retitrer La Nausée.
Morbide mais lucide, brillant, Sartre commençait fort une carrière d'auteur formidable. À 33 ans.
Camus, ami, parfois rival, trouvera qu'il s'est arrêté à la moitié du chemin.
Moi j'ai trouvé de 249 pages d'existentialisme, c'est juste assez court, mais profond, pour faire réfléchir longtemps.
Sartre sera phénomènalement célèbre (Simone aussi), et écrira de fameux livres et pièces de théâtre dont Huis Clos, Les Mots, Les Mouches, Les Mains Sales, L'Existentialisme est un Humanisme, L'Âge de Raison, Le Sursis et La Mort Dans L'Âme.
*Cet hyperlien est à peu près faux toutefois...