Nairo Quintana.
Dans la dix-septième étape, entre Bagnères-de-Luchon et Saint-Lary-Soulan (65 km), victoire du Colombien Nairo Quintana (Movistar). Le tracé offrait quarante kilomètres d’ascension en trois cols ramassés. Geraint Thomas s’est montré trop fort pour tous ses adversaires. Chris Froome a lâché du temps. Passation de pouvoir !Saint-Lary-Soulan, col du Portet
(Hautes-Pyrénées), envoyé spécial.
A l’ombre portée des cimes, par un soleil dont la générosité ne s’épuisait pas malgré quelques poches nuageuses assez crayeuses vers les sommets, nous disséquions le langage des escaladeurs qui s’élabore toujours sur des soubassements solides. L’heure des ascensionnistes venait de sonner. Et si d’ordinaire la montagne offre une revanche aux hommes sans chair, attirant les corps évidés, desquels il ne reste pas grand-chose, le format atypique de cette dix-septième étape avait surtout la valeur d’un cadeau précieux pour héros pressés. Pensez donc. Avant même le départ en Vendée, Cyrille Guimard analysait: «Regarde bien cette étape, elle agit déjà comme un aimant, elle attire et repousse. Ils l’attendent tous, l’espèrent ou la redoutent…» Raison pour laquelle les Dumoulin, Roglic, Bardet et compagnie décidèrent d’attendre ce jour J et nul autre pour – enfin – livrer la mère de toutes les batailles… ou rendre définitivement les armes.
Un concentré inédit, qui irradiait les esprits. D’abord, la distance: 65 kilomètres. Du jamais-vu depuis une demi-étape matinale, disputée en 1988. Ensuite, l’enchaînement infernal de difficultés : la montée de Peyragudes (14,9 km à 6,7%, première cat.), le col de Val Louron-Azet (7,4 km à 8,3%, première cat.), le col du Portet (16 km à 8,7%, HC). Enfin, un départ qui ressemblait à tout sauf à une course de vélo: des coureurs divisés en plusieurs sas, les dix premiers placés sur une grille, en quinconce, avec le maillot jaune en pole-position, comme dans la Grands Prix moto. Ainsi n’y eut-il pas de défilé fictif, les 147 rescapés s’élançant dès le kilomètre zéro. Les mauvais esprits évoquèrent un «buzz» médiatique, puisque le peloton attaquait directement au pied d’un long col et que cette organisation façon circuit de Formule 1 ne changerait rien. Que faudra-t-il bientôt inventer? D’autres affirmaient au contraire qu’il n’était pas inutile d’assumer jusqu’au bout le côté «jaillissant» d’un profil si bref mais hors-norme, voulant pour preuve le fait que tous les coureurs s’échauffèrent longuement, dans des espaces réservés, avant d’être lâchés dans la pente…
Le résultat? Conforme aux craintes. Ce fut tout sauf une «course de côte» la fleur au fusil. En deux-cents mètres à peine, l’armada Sky se reconstitua en bande, avec, comme prévu, les autres leaders bien en place. Quant aux premiers éclaireurs du jour, ils furent exactement ceux qui se seraient postés devant, lors d’un départ traditionnel. Il était 15h18. Le cyclisme sur route demeurait le cyclisme sur route. Le plan de com avait néanmoins réussi. Même le chronicoeur y consacra un paragraphe.
Premières minutes pleines et entières de canicule et de bitume en pré-liquéfaction (34 degrés au départ), les coureurs chassaient déjà le bidon. Le train des Sky jouait sa partition et nous cherchions traces d’art féérique derrière la métronomie robotisée. Notre impatience fut à la hauteur du tracé court, nerveux, âpre. Pas moins de quarante kilomètres d’ascension en trois cols ramassés, dont une arrivée inédite au Portet, à 2215 mètres d’altitude. Partant de l’adage cycliste postmoderne selon lequel, même en haute montagne, la difficulté ne se mesure pas au nombre de kilomètres parcourus (à voir), qui attaquerait les Sky? Et à quel moment? Les AG2R-LM de Romain Bardet durcirent l’affaire dans le col de Val Louron. Pour rien. Les deux leaders de Sky se parlèrent longuement. Nous nous crûmes dans Cendrillon: Chris Froome campait Javotte, Geraint Thomas singeait Anastasie. Dans leur manière de régenter l’impossibilité même du chaos, ils rivalisaient de calme, de méchanceté.
En tête, avec une avance trop fragile, deux groupes s’étaient formés. Notre magistral Julian Alaphilippe, abonné des avant-postes, prit des points précieux pour conforter son maillot à pois. Et ce fut un fracas sélectif quand survint le col final du Portet, «sans doute ce qui se fait de plus difficile en France avec le Ventoux», d’après Thierry Gouvenou, le directeur de l’épreuve. Le Colombien Nairo Quintana (Movistar) tenta l’aventure et s’envola vers la victoire d’étape. Le Slovène Primoz Roglic attaqua à son tour. Froome sauta dans la roue, comme un équipier modèle. Bardet craqua. Quatre Sky, puis trois, gouvernaient alors le groupe maillot jaune. Soudain l’air se raréfia, atrophiant les organismes. La température chuta sous les vingt degrés. Roglic réessaya: Thomas, implacable, se comporta en patron. Et quand Dumoulin plaça une ultime accélération, Froome lâcha prise. Nous le vîmes mouliner dans le vide, ses ondulations mécaniques devinrent chocs et meurtrissures. Le quadruple vainqueur perdit sa deuxième du général, au profit de Dumoulin. Nous assistâmes à la passation de pouvoir prévisible: Geraint Thomas l’avait vaincu.
Etrange moment, en salle de presse, située à mi-pente du Portet. Isabelle Mir, l’une des plus grandes descendeuses de l’histoire du ski, nous racontait les magnificences de sa vallée, puis rendit hommage, des sanglots dans la voix, au prédécesseur du chronicoeur de l’Humanité, Emile Besson. Les voitures suiveuses passaient, et s'époumonaient les derniers de la classe, malheureux. L’instant du retour au silence. Ou presque. Quand la montagne reprend le dessus sur les hommes et leur folie de Juillet.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 26 juillet 2018...]