(Note de lecture), José-Flore Tappy, "Trás-os-Montes", par Yvan Guillemot

Par Florence Trocmé

Le livre s’ouvre sans bruit sur l’évocation d’une des plus anciennes églises de la Grèce, au cœur de l’île de Naxos. Le lecteur est convié aux confins de la chrétienté, à travers le temps et l’espace, et invité à se recueillir devant une « vierge peinte / aux couleurs décaties / presque oubliée / sous ces voûtes humides ». À ce qui reste de cette figure biblique, effacée par l’usure, le poète répond par un lyrisme sans emphase et dépouillé des chevilles du discours. Ici, au seuil d’une méditation qui va nous amener à l’autre extrémité de l’Europe, ses mots résonnent d’échos sourds.
Où allons-nous ? À Trás-os-Montes, au Portugal, région la plus isolée et plus éloignée de Lisbonne. L’auteur y est-elle en résidence ? En séjour dans un espace familier ? Aucune note ne le précise. Les données personnelles ont été, elles aussi, comme effacées. Néanmoins, à la fin du livre, deux noms soulignent des affinités électives : Hemingway à qui est dédié un poème, et Anne Perrier (1922-2017) in memoriam. On connaît les liens d’affection mutuelle qui ont uni l’auteur et « l’écouteuse du Petit pré » (selon la belle formule de Philippe Jaccottet). À n’en pas douter, leurs œuvres se rejoignent dans la saisie du monde sensible et le choix de se ranger du côté des humbles. Avec Hemingway, la proximité tient plus de la référence : son engagement, notamment dans la guerre d’Espagne, la prise de conscience des impasses de l’individualisme, le primat de l’éthique ou encore le recours à un langage « vrai ».   
Venons-en à l’architecture du livre. Après le prélude grec et l’évocation de l’église de « Panaggia Drossiani » viennent deux sections équilibrées, intitulées « Avant la nuit » et « L’heure blanche ». L’inscription « poèmes », sous le titre de la couverture, est mise entre parenthèses et fournit une première indication. Si chaque page confirme que l’on a bien affaire à des poèmes, très vite on s’aperçoit que les fils subtils qu’ils nouent entre eux forment un tout dont les éléments gardent cependant leur indépendance. La première section, dédiée « à Maria », suit une figure féminine à la « maison » et au « potager », dans ses tâches quotidiennes. Ses multiples activités ont le don de rendre le monde habitable. Au cœur d’une altérité où le « je » n’apparaît qu’avec parcimonie, elles se métamorphosent en événements, en épiphanies.
« Peu de gestes suffisent à éloigner
La pénurie. Mais ce peu a du poids
Qu’elle soulève sans répit
Du matin jusqu’au soir »
La seconde section décrit la nature environnante « quand on quitte la route » et qu’on se laisse « conduire au hasard de la pente par l’âcre parfum des cistes ». Qu’est-ce qui se joue là, sur ces maigres sentiers éloignés des lumières de la ville et du bruit des moteurs ? Qu’est-ce qui pousse le poète « au bord des friches incultes, tout au fond des ravines » ? Peut-être cet autre poète suisse Fabio Pusterla, grand arpenteur de pistes de chemin de fer abandonnées, pourrait nous fournir une réponse ! En attendant, les images valent pour elles-mêmes. Bruissantes d’allitérations, elles semblent nous dire que si l’on veut échapper à ce monde quadrillé d’antennes, il faut se tourner vers ce qui est invisible ou inutile aux lois du marché. Alors sera donné « cet instant fragile, où le ciel lilas se brise / comme coquille d’œufs sous la pression du doigt, / ouvrant la voie à l’heure blanche… ».
Depuis Hangars (éditions Empreintes, 2006) et quelques rares publications avec des artistes, en particulier Juan Martínez, José-Flore Tappy n’avait rien proposé à ses lecteurs. Dans l’intervalle, elle n’a pourtant jamais cessé de promouvoir les œuvres des autres (en éditant, en traduisant, en préfaçant…), un peu au détriment de son propre travail de création. Mais il suffisait de patienter car, pour ce poète exigeant et authentique, vivre et écrire sont indissociables.
Yvan Guillemot

José-Flore Tappy, Trás-os-Montes, La Dogana, 2018, 120 p., 25€