Gustave Courbet aimait inclure dans certains de ses tableaux des détails qui offraient au regardeur perspicace des clefs de lecture, au point que l’on a parfois pu parler à ce sujet de « tableaux cryptés ». Parmi ceux-ci, L’Atelier du peintre se présente comme l’un des plus beaux exemples d’énigme picturale. Que signifie cette composition complexe, en triptyque, si proche des versions du Jugement dernier qu’on vit se multiplier aux XVe et XVIe siècles – le peintre tenant la place du juge ? Quel message se dissimule derrière cette scène de genre, assez fréquemment peinte par les artistes du XIXe siècle, mais que Courbet traite de manière très inhabituelle en y imposant la présence de personnages qui n’avaient rien à faire dans un atelier ? Pourquoi a-t-il inclus cinq femmes (et même six si l’on compte Jeanne Duval qui fut très vite effacée) dans cet univers habituellement masculin – dont un modèle nu tout à fait incongru ? Ce n’est certes pas au peintre lui-même que nous devrons une explication. Dans une lettre célèbre à son ami Champfleury, il écrivait ainsi : « Les gens qui veulent juger auront de l’ouvrage, ils s’en tireront comme ils pourront. » Quant au sous-titre oxymorique qu’il suggérait, « allégorie réelle », il n’est pas davantage de nature à nous éclairer.
Depuis lors, les spécialistes ne cessent d’avancer des tentatives d’interprétation. Certains, comme James Rubin ou Linda Nochlin, articulent leurs développements autour de la question politique et sociale, avec pour toile de fond les idées fouriéristes ou proudhoniennes. D’autres, comme Hélène Toussaint dont il est de bon ton de contester aujourd’hui une lecture pourtant passionnante et fondatrice, insistent sur la symbolique du tableau et proposent une identification des personnages présents.
Parmi les autres spécialistes, l’historien de l’art autrichien Werner Hofmann (1928-2013) n’hésita pas à consacrer un essai entier au tableau, qui vient d’être réédité sous le titre L’Atelier de Courbet (Editions Macula, 172 pages, 20 €), précédé d’une intéressante préface de Stéphane Guégan. Disons-le tout de suite, autant cette préface, qui replace la toile dans son contexte et présente quelques clefs très utiles, se distingue par une belle clarté, autant le texte d’Hofmann pourra sembler assez complexe au grand public. L’auteur s’adresse en priorité aux amateurs éclairés et aux spécialistes, s’inscrivant ainsi dans la démarche de l’Ecole de Vienne dont il fut l’un des derniers représentants. Car, à côté de développements aussi intéressants que pertinents (sur la symbolique de la femme nue qui occupe une position centrale dans la toile, ou son interprétation des Demoiselles des bords de la Seine, par exemple), émergent des idées délicates à interpréter pour les néophytes.
L’analyse de la composition du tableau et des sources possibles auxquelles Courbet serait allé puiser dans l’histoire de l’art, à laquelle se livre Hofmann, se révèle tout à fait séduisante, même s’il omet curieusement de mentionner une autre source qui trahit pourtant de troublantes similitudes avec L’Atelier du peintre (1854-1855), jusque dans l’identité de quelques personnages présents dans les deux œuvres, à savoir Intérieur d’un atelier d’artiste au XIXe siècle (1849) d’Henri Valentin. En revanche, les rapprochements opérés par l’historien entre la démarche de Courbet et les idées développées par Pierre-Joseph Proudhon et Karl Marx semblent moins évidents – du moins pour le moment. Car la restauration de la toile exposée au musée d’Orsay, en faisant apparaître des détails auparavant invisibles, ouvre de nouvelles perspectives à la recherche. Lors du colloque consacré à la Correspondance du peintre qui eut lieu au musée en janvier 2017, tous les spécialistes auxquels le tableau restauré fut montré s’entendaient en effet sur deux points : certes, le nettoyage de la peinture permettrait sans doute de résoudre quelques énigmes ; cependant, les détails ainsi révélés faisaient émerger de nouvelles questions, ouvrant une multitude de champs d’études pour l’avenir. Nous sommes loin d’en avoir fini avec ce tableau singulier.