Du sixième au neuvième chant final de ce second volume consacrant une nouvelle traduction, la Vita Scipionis de Tite-Live continue d’être une des principales sources et L’Énéide l’adorable rival. À l’issue du récit, on devine les dieux prêts à quitter la terre italienne pour la venue d’un Seul ; le monde antique sera chrétien (la capitulation d’Hannibal y contribue) ; Rome, siège du monde, est destinée à être demain la Capitale de la Chrétienté.
On peut dès lors déplacer l’exactitude de certains épisodes historiques, multiplier sans excès des anachronismes : Pétrarque a rendez-vous avec les temps présents (comme Virgile avec L’Énéide, dans une distance temporelle moindre, est à la fois héritier et prophète du monde romain). L’Afrique sert un projet qui est le couronnement de la Chrétienté… par un poète couronné. Pétrarque vient après des Anciens qu’il célèbre ; il perçoit dans son étude de l’Antiquité l’avènement de temps nouveaux, la naissance d’hommes exceptionnels dont son siècle est la promesse. Cette naissance de la Renaissance, Pétrarque en a une conscience aigüe. Ses écrits, de manière toute primitive, servent ce futur. Entre création et étude, il incarne une figure de l’écrivain aussi lointaine que proche, autant dévoué qu’obsédé par les ouvrages éclairants qu’il doit laisser à l’Humanité. Sa quête est continue ; son exigence définitivement noble.
Quelles peuvent être les faiblesses de L’Afrique pour n’avoir pas su donner le change à pareille ambition, avoir été supplantée par un recueil de poèmes vertueux ? Pétrarque n’a pas le talent narratif de Virgile, encore moins celui d’Homère. Ses scènes de combat, nous y assistons sans en être troublés, davantage convaincus. Si les emprunts multiples aux auteurs latins qui bornent l’avancée historique du texte ne nous sont pas, ou peu, connus, elles ne sauraient interférer dans notre distance. Ils demeurent cachés pour nourrir l’évidence d’une épopée, qui se désire haletante et pourtant excelle dans ses moments de questionnements – qui sont des temps d’arrêts. Que l’écriture d’une telle entreprise soit l’épreuve à laquelle se mesurent de nombreux auteurs de la Renaissance ne peut être non plus la source d’une réserve. Plus tardivement, Les Aventures de Télémaque de Fénelon ont montré à quel point établir un récit d’aventures puisant dans la mythologie peut porter en lui les enjeux moraux d’un siècle et déployer inventions et cohérence parmi des imitations et des admirations contemporaines également nombreuses.
L’Afrique de Pétrarque veut être fondatrice. Elle n’y parvient pas. Le génie de Pétrarque a beau s’y manifester sans cesse, notamment dans les discours des personnages qui prennent le large du récit pour s’engager dans des vérités intérieures émouvantes, quelque chose d’interne divague, annonçant la nature inachevée, et manifestement inachevable, de l’ouvrage.
Par la maturité précoce des personnages, la haute vérité morale de ces païens, Pétrarque nourrit une confusion que son temps va sanctionner. Se voulant en aval d’une littérature qu’il reçoit en amont d’une nouvelle, il s’égare et désoriente, non sans critique pour ses contemporains, mais non sans bonheur pour son lectorat, précédant un mélange des genres comme des perceptions. Il est tellement épris de ces « amis secrets », que sont, selon sa formule, les auteurs grecs et latins, que sa Littérature se perd au milieu des temps. Elle se précisera à son insu dans le Canzoniere (ou dans les Lettres familières ou de Vieillesse). Elle se perd dans L’Afrique, quoiqu’elle demeure sublime dans son écriture, ses images, et même ses enjeux.
L’exemple le plus connu est celui de la parole prêtée à l’agonisant, et carthaginois, Magon, poème dans le poème, réussite dans ce projet inabouti (plus intéressant que tout « échec »). Pétrarque y déploie un monologue qui a la vertu concise d’un sonnet tout y faisant entendre enfin le souffle d’une épopée : (…) L’homme voudrait, mortel, / S’élever jusqu’aux astres : le Trépas lui enseigne / Sa vraie place. À quoi bon envahir le Latium / Et brûler ses maisons ? ruiner l’ordre du monde ? / Infliger aux cités le désastre et le deuil ? / À quoi bon élever en marbre des palais / Orgueilleux, s’il fallait qu’une mauvaise étoile / Me fît périr ainsi en mer ? et toi, mon frère, / Quels projets ourdis-tu, ignorant ton destin / Et le mien ? »
Hannibal et les siens incarnent dans L’Afrique l’espoir d’une révolte contre ce qui doit grandir grâce à Scipion et rejoindre l’ordre d’un monde supérieur. La politique secrète de l’ouvrage est d’indiquer toutefois la naissance d’une Rome Chrétienne parmi des intrigues et des « récupérations » de l’affaire Scipion. Il faudra qu’un de ses camarades annonce de manière tout aussi admirative la naissance d’un homme lointain dans le Temps qui chantera sa gloire pour que le visage de Pétrarque parvienne à se dessiner ; visage plus entier, multiple et émouvant, dans l’apparition et disparition de Laure. Toutefois, cette vision d’un poète à venir vaut toutes les aventures, mérite toutes les traversées, et donne à lire L’Afrique, au-delà de la curiosité, comme un roman égaré malgré la beauté de ses images, discours et ambitions, au beau milieu de la poésie de l’auteur du Canzoniere.
Marc Blanchet
Pétrarque, L’Afrique VI-IX, Édition, traduction et notes (en nombre et passionnantes, sur les sources comme sur les précisions de traduction) de Pierre Laurens, Les Belles Lettres, 2018, 327 p., 33 €.