C'est le dixième anniversaire de la dernière révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Aujourd'hui, l'exécutif cherche à bouleverser les institutions : " Qui change aisément est faible ou veut tromper. " (Voltaire, 1732).
À cause de l'affaire d'État qu'est le Benallagate, le gouvernement vient de suspendre la discussion dans l'Hémicycle du projet de loi constitutionnelle ce dimanche 22 juillet 2018 en fin de matinée. Les circonstances ne permettaient plus la poursuite des débats dans des conditions de sérénité minimale.
Je vais donc ici évoquer l'affaire concernant le (désormais ancien) collaborateur de l'Élysée Alexandre Benalla qui a éclaté le 18 juillet 2018 à la suite d'une information du journal "Le Monde". Depuis lors, la classe politique et médiatique est en émois, et probablement avec raison. Il faut évidemment rester très prudent avec les nouvelles informations qui sortent avec une grande fréquence, mais on ne peut être qu'étonné, pour ne pas dire scandalisé, par cette affaire, qui a plusieurs strates de compréhension, toutes aussi scandaleuses les unes que les autres.
Cette affaire politique promet de faire un beau feuilleton de l'été avec rebondissements comme les médias en raffolent : le chargé de mission auprès du chef de cabinet de l'Élysée, qui avait un accès permanent à l'Assemblée Nationale (inutilement puisque le Président de la République n'a pas le droit de s'y rendre) et des privilèges insensés (rémunération élevée, voiture, appartement), avait été licencié par le ministre Arnaud Montebourg dès la première semaine en tant que chauffeur car il voulait fuir après avoir provoqué un accident de la circulation. Il devait se marier le 21 juillet 2018 à Issy-les-Moulineaux mais le mariage a été annulé puisqu'il était encore en garde-à-vue prolongée.
Parmi les informations confirmées qui stupéfient, je retiendrai surtout celle-ci, symbolique : sa nomination totalement gratuite de lieutenant-colonel de réserve de la gendarmerie affecté au cabinet du directeur général de la gendarmerie, sur recommandation de l'Élysée en 2017. Je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec un vrai lieutenant-colonel la gendarmerie, Arnaud Beltrame...
Une réflexion effrayante peut aussi traverser l'esprit sur le danger qu'un tel personnage au comportement "louche" peut peser sur la propre personne du Président de la République. Cette implantation au cœur même du pouvoir suprême en France, depuis le quinquennat de François Hollande (à l'origine chargé par le PS de la protection de Martine Aubry) pourrait faire penser au pire des cauchemars terroristes. En effet, on peut se souvenir par exemple que la Premier Ministre indienne Indira Gandhi a été assassinée par deux de ses propres gardes du corps (de religion sikhe). La protection du Président de la République est normalement sous la responsabilité de personnes hautement qualifiées et sévèrement sélectionnées pour éviter toute menace physique. En court-circuitant une telle procédure, l'Élysée peut mettre à découvert et donc en danger le responsable de plus stratégique de l'État. On se rappelle d'ailleurs qu'un scandale avait éclaté lors du quinquennat de François Hollande qui était mal protégé notamment par des militants socialistes incompétents (un coup de feu avait été tiré par erreur de l'Élysée le 10 avril 2015)... En termes de transparence et d'exemplarité, il paraît désormais nécessaire de clarifier et de codifier strictement la protection présidentielle.
Cette affaire m'a fait penser aussi à la brutalité du député (alors LREM et ancien socialiste) des Français de l'étranger M'Jid El Guerrab qui avait frappé, le 30 août 2017 à Paris, deux fois avec un casque à moto le secrétaire de la fédération du PS des Français de l'étranger (il fut mis en examen le 2 septembre 2017).
Cependant, je suis assez mal à l'aise avec le principe désormais très ordinaire du lynchage médiatique et internautique. Une personne dont le nom n'était connu que des initiés sort de l'anonymat par ses erreurs, fautes, infractions, voire délits (la justice le dira) et la voici en haut d'une pique hors de tout jugement équitable. Personnellement, je ne connais pas Alexandre Benalla, tout ce que j'ai lu de lui ne m'encourage pas à apprécier sa personnalité (c'est un euphémisme) et je souhaite dans tous les cas qu'il réponde de ses actes devant la justice de la République, mais je me moque un peu de son devenir, je n'ai ni haine ni besoin de vengeance ni non plus envie de le défendre ou protéger. Je sais qu'il ne fait pas partie des "penseurs" de la politique, encore moins de la philosophie, pas plus des artistes, même ultra-contemporains (j'utilise ce terme bidon pour dépasser mes propres références et goûts esthétiques), et donc que l'histoire, si elle devait retenir quelque chose de lui, ne retiendrait que cette pitoyable affaire.
Ce qui m'intéresse, en revanche, c'est le Président de la République, car il a une fonction publique essentielle dans notre République, et c'est la conséquence que peut avoir cette affaire sur sa propre crédibilité politique qui me paraît importante.
La manière dont le pouvoir exécutif a géré la communication dans cette affaire depuis le 18 juillet 2018 est assez ahurissante et montre à l'évidence un certain amateurisme voire une certaine naïveté sans doute aveuglée par un orgueil et un mépris plus contreproductifs qu'utiles. Il y a une quarantaine d'années, un autre avait fait la même erreur, c'était Valéry Giscard d'Estaing qui avait refusé de réagir à chaud sur l'affaire des diamants de Bokassa. La mauvaise image qui l'a poursuivi tout au long de la fin de son septennat l'a grandement handicapé pour sa potentielle réélection.
Chaque heure de silence présidentiel supplémentaire qui passe depuis le 18 juillet 2018 sur cette affaire enfonce un peu plus la situation du Président de la République dans une société où l'immédiateté et la réactivité sont devenues reines. On peut affirmer sans risque de se tromper que la personne responsable de la communication présidentielle à l'Élysée ne montre pas une compétence extraordinaire depuis le début du quinquennat (avec des fautes invraisemblables comme rendre publique volontairement la vidéo de la réflexion élyséenne sur le coût des aides sociales).
Il fallait suivre les débats à l'Assemblée Nationale, en séance publique, les 19 et 20 juillet 2018. Il faut se rappeler que le gouvernement a imposé aux députés un régime de surmenage complètement insensé : il leur a imposé le travail également le samedi et le dimanche pour tenter, probablement en vain, d'atteindre l'objectif du Président Emmanuel Macron de terminer la discussion en première lecture du projet de loi constitutionnelle avant la trêve estivale, c'est-à-dire à la fin de la session extraordinaire actuelle. Commencée le 10 juillet 2018, cette discussion est forcément longue car on ne révise pas la Constitution à la légère. Or, en malmenant ainsi les députés, le gouvernement discrédite complètement l'objectif affiché mais déjà peu crédible d'un renforcement des droits du Parlement.
Tout porte à croire, au contraire, que la réforme des institutions proposée, comme je l'ai déjà évoqué précédemment, vise plutôt à renforcer les prérogatives du gouvernement sur les droits du Parlement. Pour preuve, le contrôle de l'ordre du jour dont une partie avait été "parlementarisée" grâce à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 voulue par Nicolas Sarkozy, promulguée il y a juste dix ans. Avant 2008, le gouvernement avait le contrôle de tout l'ordre du jour alors que depuis 2008, une semaine par mois est réservée à la discussion des propositions de loi, donc émanant des députés (y compris de l'opposition). En permettant au gouvernement de court-circuiter ce temps parlementaire par de nouvelles procédures d'urgence, le projet de loi constitutionnelle a pour but de réduire la marge d'action des parlementaires, au contraire de ce qui est proclamé.
Or, cette discussion s'entrechoque avec la réalité du pouvoir révélée par l'affaire Benalla. Près de 800 personnes travailleraient pour l'Élysée, certaines (comme l'était Alexandre Benalla) absentes des organigrammes officiels et pourtant rémunérées très grassement (parfois le double d'un député de base). Trop de députés ? ou trop d'obscurs conseillers présidentiels surpayés ? Rappelons la consigne d'Emmanuel Macron lors de la formation du gouvernement : limiter le nombre des membres de cabinet de chaque ministre incité à travailler directement avec les administrations dont il a la charge. Faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Les députés de la majorité sont aujourd'hui bien embarrassés car ils ont compris le scandale, le double ou triple scandale d'État. Ils sont loyaux mais en même temps, ils ne peuvent laisser leur capacité de jugement dans un tiroir. Le plus embarrassé est évidemment François de Rugy, le Président de l'Assemblée Nationale, qui dirige actuellement les débats en séances publiques. Après s'être opposé très fermement à la constitution d'une commission d'enquête, il a finalement s'y résoudre quelques heures plus tard. En première ligne dans cette affaire, le Ministre d'État, Ministre de l'Intérieur, Gérard Collomb va être écouté par la commission d'enquête au Palais-Bourbon le lundi 23 juillet 2018 dans la matinée, et par la commission d'enquête au Sénat le lendemain.
Inutile de dire que la réforme des institutions a pris du plomb dans l'aile, d'autant plus que voulant profiter de l'aubaine, Jean-Luc Mélenchon voudrait convaincre ses collègues de l'opposition, et en particulier ses anciens camarades socialistes qu'il n'a jamais cessé de combattre depuis près d'une dizaine d'années, de déposer une motion de censure (son groupe parlementaire n'est pas suffisant pour pouvoir déposer une telle motion). Pas sûr que les députés LR soient prêts à s'allier avec la France insoumise pour la circonstance qu'ils auraient ensuite beaucoup de mal à justifier auprès de leurs électeurs dans leur circonscription.
De toute façon, cette affaire a fait éclater l'agenda des parlementaires. Il était donc peu probable que le projet de loi constitutionnelle fût adopté par les députés avant la rentrée d'automne où attendront également de nombreux autres projets importants et moins importants. C'était donc sagesse de la part du gouvernement d'avoir suspendu les discussions sur le projet de loi constitutionnelle ce dimanche 22 juillet 2018.
Notons par ailleurs qu'un consensus avec la majorité sénatoriale paraît très largement compromis aujourd'hui. L'affaire Benalla, en elle-même, n'a pas une importance historique (l'histoire a été émaillé de ces personnages troubles et troublants proches du pouvoir suprême). Mais elle a révélé que le nouveau monde n'est pas plus nouveau que l'ancien. Pas plus exemplaire que l'ancien. Pas plus inaltérable que l'ancien. L'expression était d'une prétention presque naïve, la même que tous les nouveaux gouvernants, celle de croire qu'avant eux, c'était l'horreur et la débauche, et qu'après eux, ce sera la morale et l'efficacité. Cette prétention n'est pas nouvelle ( François Mitterrand l'avait déjà dit, ces institutions sont dangereuses ...sauf quand c'est moi qui est à leur tête, ou encore Jack Lang qui parlait de passage de la nuit à la lumière lors de son arrivée au pouvoir). Elle surprend toujours essentiellement par sa sotte naïveté.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (22 juillet 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Alexandre Benalla.
Emmanuel Macron et l'État-providence.
Emmanuel Macron assume.
La réforme des institutions.
Protégeons la Ve République !
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180718-benalla.html