Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley

Par Rambalh @Rambalh
J'ai pas mal de chroniques en retard mais j'ai voulu écrire mon avis sur ma dernière lecture, Le meilleur des mondes, dans le cadre d'une Lecture Commune Accros & Mordus de Lecture. Ma chronique part dans tous les sens, comme à chaque fois qu'un livre me donne matière à réflexion donc je souhaite bien du courage aux téméraires qui se lancent dans la lecture de mon ressenti.

Quatrième de Couverture
Défi, réquisitoire, utopie, ce livre mondialement célèbre, chef-d’œuvre de la littérature d'anticipation, a fait d'Aldous Huxley l'un des témoins les plus lucides de notre temps.
Aujourd'hui, devait écrire l'auteur près de vingt ans après la parution de son livre, il semble pratiquement possible que cette horreur s'abatte sur nous dans le délai d'un siècle. Du moins, si nous nous abstenons d'ici là de nous faire sauter en miettes... Nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique.
Mon avis
Le meilleur des mondes est une utopie où l’idée du bonheur permanent est atteinte, où les guerres ne sont plus, où la vieillesse physique n’est plus qu’un lointain souvenir et où chaque être est assigné à la tâche qui lui convient. Mais qu’est-ce que le bonheur quand l’idée de malheur devient abstraite ?
Dans ce futur utopique, Aldous Huxley nous propose une société où tout ce qui pouvait déclencher passion, rivalité, envie ou espoir a disparu. Une société où le seul but des êtres humains et d’abattre le travail pour lequel ils sont conditionnés afin d’ensuite se laisser aller à des loisirs leur faisant se sentir bien. La gestation naturelle n’est plus, la fécondation n’est plus qu’in vitro et la notion de famille a disparu, permettant de ne pas créer de clans autres que ceux des classes sociales. Et, ces classes sociales, sont minutieusement maintenues : les êtres humains au bas de l’échelle (Delta et Epsilon) ne sont pas capables de comprendre leur condition tout comme ceux du haut de l’échelle (Alpha) sont satisfaits de leur place. Le meilleur des mondes est celui où l’ambition n’existe plus, où l’amour est une chimère et où les possibles émotions sont balayées grâce à une drogue efficace.
Lorsqu’un être humain met en péril cet équilibre, cette stabilité, il est rapidement repéré et neutralisé. Rien ne doit venir perturber cette société dont les rouages sont huilés à la perfection. Les raisons de venir faire dérailler la machine sont pourtant nombreuses et incarnées par différents personnages.
Bernard Marx, lui, est un Alpha plus dont le physique ne colle pas à sa caste : plus petit, plus mince ; sa différence dans un monde où chaque classe possède ses critères bien définis le font se sentir méprisé. En ayant conscience de sa différence, il manque de confiance en lui et prend surtout conscience d’être une entité à part entière et pas seulement une partie d’un tout. Cette prise de conscience du moi est dangereuse pour l’équilibre parce qu’elle pousse Bernard à agir pour son image, à se démarquer dans quelque direction que ce soit : en se rebellant ou en communiant avec le système. Sa frustration le pousse à vouloir briller coûte que coûte, sans réfléchir aux conséquences. Sa différence le rend inadapté à cette société qui ne laisse rien au hasard.
Helmholtz Watson, Alpha plus, est aussi inadapté à cette société, il a cette conscience de son individualité mais de manière différente. Ce n’est pas par frustration car tout lui sourit, c’est par le fruit de sa réflexion, par sa conscience du monde, de la vacuité de son existence, de l’absence de rôle significatif à jouer. Son intelligence est trop élevé pour entre dans le moule. Il incarne les érudits qui cherchent un sens à la vie et qui ne parviennent pas à la satisfaction de l’existence.
Lenina Crown, Bêta plus, est parfaitement conditionnée. Elle incarne la poupée parfaite, qui plait aux hommes, qui fait ce qu’on attend d’elle. Seulement, elle tend à avoir des relations sociales qui sortent de l’ordinaire : elle s’attache aux gens, elle ressent naturellement une certaine passion et aussi de la compassion. Elle incarne l’amour, sentiment qui a été bannie de la société car incompatible avec l’équilibre.
Linda, Bêta moins, est l’incarnation du conditionnement parfait et de l’être qui reste dans le moule malgré l’évolution dans une société instable. Perdue dans la « Réserve pour sauvages », elle ne s’est jamais adaptée à la vie des sauvages, des non-civilisés à cause de son conditionnement. Exclue de cette société « sauvage », la sénilité l’atteint. L’enfant qu’elle a eu par voie naturelle va à l’encontre de son conditionnement, elle le déteste autant qu’elle l’aime : le conditionnement s’oppose à l’instinct chez elle mais elle se sent libérée quand on lui permet de retrouver son moule pour y finir ses jours. Pour Linda, incarnation de l’être conditionné perdu une fois sorti de ce qu’elle connaît, la liberté passe par l’enfermement dans la société « civilisée » car elle n’a pas cette conscience de l’individualité. Ses repères sont uniquement liés au conditionnement.
John, « le Sauvage », est né dans la Réserve mais a toujours été rejeté de par sa différence : quelle que soit la société, la différence est une tare, la différence pousse à la conscience de son individualité et à la souffrance. Mais John est éduqué, John réfléchit et il se sert de cette souffrance pour se construire. Il est le miroir du lecteur, celui qui a grandi à l’état sauvage, souffre mais reste digne, cherche à comprendre la « civilisation » mais n’en retient que ses travers. Il est l’esprit critique extérieur à qui il manque cependant encore un peu de travail pour user au mieux de sa réflexion, dont la limite s’exprime dès qu’il se met à citer Shakespeare, dont les œuvres sont le seuls repère intellectuel qu’il possède.
Enfin, Mustapha Meunier, Alpha plus et administrateur mondial, représente le réalisme. Il a conscience du monde, du moi et des travers de cette société civilisée mais il sait que cette stabilité a un prix. Il sait que ce conditionnement permanent est la seule manière de ne pas voir les rouages sauter. Il fait lui aussi preuve de compassion en permettant aux êtres conscients de leur individualité et aspirant à plus d’aller vivre dans un ailleurs plus en adéquation avec leurs attentes. Il a le côté dérangeant de ces dirigeants du monde qui traitent la masse comme des pions sans réflexion et qui estiment que c’est pour leur bien.
Aldous Huxley nous offre à travers une écriture tantôt incisive, tantôt traînante, une utopie où l’abolition des sentiments et de la réflexion permettent une stabilité politique sans faille. Ce monde fonctionne uniquement parce que la masse ne réfléchit pas et c’est le constat de l’auteur : seul le totalitarisme permet une société sans faille. Seule l’annihilation de certains instincts permet la domestication de l’Homme. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : domestiquer l’Homme pour l’empêcher d’avoir conscience de sa réalité.
Même si Le meilleur des mondes n’est plus très loin d’atteindre le centenaire, il reste atrocement réaliste sur la société actuelle, et visionnaire. Le parallèle qui peut être fait entre l’utopie d’Huxley et notre société est glaçant. Nous vivons dans un monde où les classes sociales sont maintenues, où des besoins sont créés par conditionnement, où la moindre réussite est encouragée et immédiatement enviée mais où elle ne risque pas de venir ébranler le pouvoir en place. Nous sommes conditionnés à travailler comme des forcenés pour pouvoir ensuite profiter de notre temps libre, à amasser des richesses pour nous empresser de tout dépenser. Le travail que nous fournissons n’est destiné qu’à enrichir les hautes sphères et nous laisser croire que nous pouvons avoir une vie meilleure. La société nous encourage à faire un travail « qui nous plait » pour s’assurer que nous le ferons bien et longtemps, que nous nous y dévouerons corps et âme. La différence est sans cesse pointée du doigt, il faut toujours qu’il y ait des gens en-dessous de nous pour que nous puissions nous dire « je suis bien où je suis, il y a toujours pire ».
Notre soma à nous passe par le divertissement de masse, par ces événements qui peuvent nous endormir quelques temps pour nous faire oublier la misère du monde. Mais tacler les gens qui acceptent cette dose de soma n’est pas la solution, à l’image de ceux qui se sont régalés récemment de mépriser les adeptes de football, contents pendant un mois d’avoir pu oublier la dureté de la vie en communiant ensemble devant des matchs, comme moi. S’en prendre au peuple qui cherche la moindre source de bonheur et d’oubli de la solitude c’est se tromper de cible, comme toujours, et c’est surtout se diriger vers la cible qu’on nous désigne. Aldous Huxley l’a bien montré dans son utopie : c’est en poussant les gens à mépriser ceux qui sont en-dessous qu’on les empêche de s’en prendre à ceux qui sont au-dessus. Il est toujours plus facile de mépriser le bas peuple que les élites, parce qu’il nous a toujours été enseigné de vouloir atteindre les hauteurs pour s’extraire des méprisables profondeurs. Pourtant, en élevant notre esprit avant notre condition sociale, nous avons beaucoup plus à gagner et ce sans avoir à écraser les autres.
Le meilleur des mondes est un roman d’anticipation superbe, qui m’a fait réfléchir, m’a glacé le sang chaque fois que j’avais l’impression de lire une situation familière. Mais c’est aussi un roman qui m’a poussée à me poser certaines questions sur les réelles préoccupations de l’auteur : le malaise constant que j’ai ressenti en lisant ce livre est encore là après avoir digéré l’histoire. Huxley dénonçait-il réellement cette utopie qu’il décrit ? Je n’en suis pas certaine, surtout à la seconde lecture de sa préface de l’édition de 1946. Huxley semblait plutôt imaginer à quoi ressemblerait un monde bien organisé, bien stable et où les instincts de l’être humaine pouvaient être contrôlés. Et il reste cette sensation, cette qui idée selon laquelle seule l’élite intellectuelle a droit à la liberté, a droit à son Eden quand elle ne peut se fondre dans le moule où l’être humain n’est qu’un outil pour produire. Mon malaise s’accentue à mesure que j’avance dans ma réflexion parce que, dans toutes les directions, il y a toujours ce résultat final où une élite doit diriger la masse. Dans Le meilleur des mondes, les êtres humains ne reçoivent que l’éducation qui leur est nécessaire à faire tourner la machine selon leur rang : aujourd’hui, nous vivons ce modèle malgré l’illusion de l’égalité des chances. Dans sa préface de 1946, Huxley en arrivait au constat que son utopie, qu’il supposait pouvoir se réaliser en 600 ans au départ, pouvait finalement se mettre en place au bout d’un siècle. Je finis par croire qu’il n’avait pas tort et c’est sûrement ce qui me fait bouillir aujourd’hui dès que les politiques français ouvrent le bouche : je ressens les mêmes émotions que lorsque j’ai lu les explications de Mustapha Meunier. Les hommes politiques, cette élite auto-proclamée et au ticket d’entrée bien trop rare, posent sur nous, le peuple, un regard méprisant non pas parce qu’ils nous détestent mais parce qu’ils sont persuadés d’être les seuls capables de faire tourner le pays. Et notre avis importe peu puisqu’à leurs yeux nous n’avons aucune légitimité pour émettre une idée, aussi fonctionnelle soit-elle. Ce goût amer sur ma langue a été ravivé par cette lecture et, en ça, je peux dire que Le meilleur des mondes est une lecture que je n’oublierai pas.
Les avis des Accros & Mordus de Lecture