Entre Ardèche et Lozère, une course «à l’ancienne»

Publié le 21 juillet 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin

Omar Fraile.

Dans la quatorzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Mende (188 km), victoire de l’Espagnol Omar Fraile (Astana), devant le Français Julian Alaphilippe. C’est la première fois depuis le départ du Tour que le vainqueur était dans l’échappée du jour. Côté favoris, Thomas, Froome et Dumoulin finissent roue dans roue.

Mende (Lozère), envoyé spécial. Plein les yeux. Dans sa générosité régénératrice, le Tour en merveilles nous octroie parfois ce supplément d’âme que les suiveurs, seuls, visitent en topographie de l’intérieur puisqu’ils disposent de l’usufruit du tracé, découvrant, de villages en départements, de bourgs en balcons, de rivières en contreforts ce que la France de juillet offre de meilleure. Cette géographie, entièrement soumise – à priori – à la nécessité épique de l’épreuve, transforme les éléments et les terrains en autant de personnages incarnés. Les reliefs et les contours naturalisent l’homme, quand la nature elle-même s’en trouve humanisée. «La dynamique du Tour,écrivait Roland Barthes, se présente évidemment comme une bataille, mais l’affrontement y étant particulier, cette bataille n’est dramatique que par son décor ou ses marches, non à proprement parler par ses chocs.»
Journée mémorable pour le chronicoeur, présent de bout en bout sur le parcours de la quatorzième étape, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux et Mende (188 km), bien calé derrière son volant à retrouver les contours réinventés d’une République de salle de classe, carte fuyante et chamarrée d’un territoire saisi dans ses limites et sa grandeur, ses gouffres et ses aspérités, à la rencontre toujours émouvante de ce peuple des bords de route, citadins déracinés des congés payés ou locaux honorés par la visite du patrimoine nationale. Dans le véhicule de l’Humanité, tandis que la «suiveuse» s’extasiait sur la beauté stupéfiante de son Ardèche natale, sur les causses cévenols ou sur les magnificences désertiques des hauts plateaux de la Lozère balayés par un vent généreux de fraîcheur, le chronicoeur traça à grandes expirations son sillon dans les reflets métalliques du ciel voilé et fonça vers l’arrivée, maître de ses trajectoires, «à l’ancienne», pourrait-on dire, comme au temps joyeux où tous les journalistes «suivaient» chaque jour les étapes, du kilomètre zéro à la ligne finale, sans jamais perdre ni leur souffle d’adultes ni leur enthousiasme de gamins. Ce samedi eut ainsi, en pleins et en déliés, cette connotation d’apprentissage oublié du pays, conservant ce côté pèlerinage en recherche de quelque chose. Ce par quoi s’invente l’imagination puisée au creuset de la réalité.

Connaît-on assez l’effet de paysages sublimes dont l’ombre vous écrase? Dans son art feuilletonesque, le Tour impose donc un décor, mais aussi un contexte et des histoires sacrées dont on fait mémoire. La belle histoire du jour, rare à mentionner par son ampleur, tenait en un chiffre : trente-deux fuyards. Et en une vérité, enfin révélée à la face du Tour 2018 : le vainqueur à Mende serait à chercher parmi eux. Enfin de l’action, et de l’audace récompensée ! Nous le sûmes à soixante kilomètres de l’arrivée, quand les échappés comptèrent près de onze minutes d’avance sur le peloton. Comme l'indiquait alors le site officiel du Tour, dix coureurs membres de la troupe avaient déjà gagné une étape sur la Grande Boucle: Pierre Rolland, Simon Geschke, Daryl Impey, Greg Van Avermaet, Julian Alaphilippe, Philippe Gilbert, Peter Sagan, Thomas de Gendt, Lilian Calmejane et Sylvain Chavanel.
 Quatre difficultés étaient répertoriées, dont la fameuse côte de la Croix Neuve, cette montée finale de trois kilomètres à 10,2% conduisant à l’aérodrome de Mende, également appelée «montée Laurent Jalabert» en hommage au succès du Français, le 14 juillet 1995. Lors de la précédente arrivée sur ce site, en 2015, Thibaut Pinot et Romain Bardet avaient été surpris par le retour gagnant du Britannique Steven Cummings à l'approche du sommet. Pinot, absent du Tour cette année après un Giro trop éprouvant, expliquait justement dans l’Equipe du matin: «C’est une montée très courte qui peut s’avérer explosive. Elle ne laisse pas beaucoup de temps pour réfléchir, juste un peu au moment du sprint si plusieurs coureurs sont encore là. C’est une des très belles arrivées du Tour, un truc pour costauds. Je pense que ça va être spectaculaire, il y aura plus d’écarts qu’à l’Alpe d’Huez. »

A l’avant, comme prévu, les échappés s’écharpèrent sur les bosses de Lozère. Et explosèrent. Trois partirent en éclaireurs : Izagirre, Slagter et le Belge Jasper Stuyven. Ce dernier, auteur d’un exploit en solitaire, se présenta dans la montée finale avec un petit capital. Qui allait fondre dans les pourcentages. Rescapé d’un petit groupe de chasseurs, l’Espagnol Omar Fraile (Astana) eut la bonne idée de placer son attaque dès les premières rampes. Ce ne fut pas le cas du Français Julian Alaphilippe, le porteur du maillot à pois, de loin le plus agile dans l’exercice, sinon le plus fort. Il hésita, tarda. Et quand il s’extirpa avec une aisance confondante, c’était trop tard. Au son des hélicoptères qui frôlaient les toiles de la salle de presse, Fraile l’emporta de dix secondes devant Alaphilippe, qui pouvait enrager d’avoir laissé filer une deuxième victoire d’étape, pourtant promise. «Je suis frustré, juste frustré», déclara-t-il simplement, un peu piteux.

A l’arrière, avec dix-huit minutes de passif (vous avez bien lu), les Sky tentaient de tenir la horde mais n’en menaient pas large. La course de côte se disputa entre favoris uniquement. Tom Dumoulin vint titiller les Britanniques. Mais, en souverains, Geraint Thomas et Chris Froome répliquèrent sans peur et moulinèrent leurs cadences infernales. Les trois cadors du général finirent roue dans roue, non sans avoir repris des poignées secondes à leurs suivants, dispersés par cette bataille qui semble ne plus les concerner. Nous vîmes, par exemple, une forme de défaillance chez le Français Romain Bardet, incapable de suivre le rythme de l’effort terminal. Son corps devint pour lui une sourde et silencieuse faculté à produire de l’impuissance. Il ne concéda que peu de temps, certes. Mais il fut aveuglant de constater que la sidération de la défaite s’installait peu à peu en lui…

Allez savoir pourquoi. En écrivant ces mots gorgés d’un soupçon d’émotion, le chronicoeur, obsédé par les histoires fabulées répertoriées par les archivistes, lâcha comme un sanglot. Un râle plutôt. Il voulut juste retrouver le chant des cigales, les odeurs de genets, les sillons bordés de haut talus herbeux et les sentes pavées qui s’enfoncent étroites et profondes dans la terre des collines. 
Jean-Emmanuel Ducoin