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On prend du plaisir à lire Touhfat Mouhtare. J’imagine que la primo-romancière a été poète dans une autre vie. Ou qu’elle écrit des poèmes qu’elle ne publie pas par discrétion. Le poème étant un cri qu’on ne peut pas toujours livrer aux lecteurs de peur d’être incompris. On prend du plaisir à lire Touhfat Mouhtare comme on prend son pied en lisant Ali Zamir ou Adjmael Halidi ou encore leur cousin Alain-Kamal Martial (qui écrit depuis Mayotte). On devrait donc suivre de plus près ce qui se passe depuis cet archipel de l’Océan Indien.
Touhfat Mouhtare propose de nous plonger dans la mémoire de ces îles. Une mémoire douloureuse. Une mémoire complexe. Et Touhfat Mouhtare choisit de construire ce roman en s’inspirant de cette complexité, en pénétrant les méandres des rapports qui gouvernent les comoriens. Son point de départ est le crash d’un avion. Et la disparition d’Aziz. Le crash ou Aziz. Le crash de l’avion introduit ce roman et renvoie un drame il y a quelques années où un avion yéménite ayant comme destination Moroni, s’était écrasé dans l’Océan indien. On ne peut ignorer ce drame qui a touché durement ce pays en lisant ces premières pages. Aziz est copilote de cet avion. Il pense à sa fille que Majdouline, sa compagne, a adopté et élève. Rhen est le prénom de cette post-adolescente qui va perdre son père. Rhen a grandi en Occident avec ses parents loin des Comores.
Après cette catastrophe, Rhen part donc à la rencontre des Comores. Elle va à la rencontre de l’histoire de son père. De son histoire. Et ce chemin est difficile. Majdouline, sans être comorienne a des liens avec ce pays et elle transmet à Rhen le contact de Shabane. Là commence le roman dans toute sa complexité. A ce niveau, le lecteur ne sait pas très bien pourquoi Rhen va dans ce pays. J'ai parlé de l’histoire de son père ? Mais cela peut être l’histoire de sa conception. L’histoire de sa mère biologique. Cela peut être juste l’enterrement de son père. L’essence première de cette quête est assez difficile à cerner. Shabane est plus qu’un contact. Et le lecteur tentera de comprendre le lien. La connexion à Rhen. Asafa, la jeune étudiante qui vit avec lui et sa femme, n’est pas sa fille, mais la nièce de sa femme, la fille de Bella, étrange femme belle et libre… Il en est ainsi de beaucoup de personnages, souvent féminins : Urango, Ibùd… La situation des personnages masculins est tout aussi complexe. On a du mal à les situer dans le temps. On comprend qu’il y a des maîtres, des esclaves, des chérifiens, des dévots, des conservateurs et des progressistes.
Je me retrouve dans un roman chorale dont je ne discerne pas les voix, les interdépendances entre ces dernières.
Mais extrayons nous de la multitude des personnages pour explorer les thèmes ce roman. L’impact de l’esclavage sur la structure de ces sociétés comoriennes. Le retour des « je viens » ou de la deuxième génération de migrants comoriens. Les heurts entre migrants comoriens et populations malgaches, la question de la femme aux Comores, le drame du vol 626 de Yemenia Airlines, une critique des conservatismes de cette société comorienne par la jeune génération incarnée par Asafa.
Le traitement de la femme dans ce roman est extrêmement intéressant. Mais il n'est pas nouveau chez Mouhtare. Déjà dans son recueil Les âmes suspendues, des portraits de femmes y étaient attachants. Ici, elle travaille sur la profondeur, sur l'histoire, évoque même les Makhuwa, un des rares groupes ethniques où le matriarcat est total. Ici, les femmes sont des esclaves soumises ou rebelles, des femmes libres et marginalisées, de jeunes étudiantes qui souhaitent bousculer une société conservatrice ou d'une migrante en quête de ses origines. En toile de fond, il y a deux choses qui retiennent mon attention : la sensualité et la spiritualité soufie qui nourrissent ce roman que je recommande malgré sa structure complexe. Ce sont des femmes qui parlent avant tout et cet aspect du roman est magnifique.
Touhfat Mouhtare, Vert cruKomEdit, paru en 2017