UN PAVE DANS LA MARE
Noire n’est pas mon métierCollectif, Editions du Seuil, mai 2018 Nadege Beausson-Diagne - Mata Gabin - Maïmouna Gueye - Eye Haïdara - Rachel Khan - Aïssa Maïga - Sara Martins - Marie-Philomène NGA - Sabine Pakora - Firmine Richard - Sonia Rolland - Magaajyia Silberfeld - Shirley Souagnon - Assa Sylla - Karidja Touré - France Zobda
Aïssa Maïga, à l’initiative de ce livre, a demandé à seize actrices noires et métisses de raconter leurs expériences d’actrice au cinéma, à la télévision ou au théâtre. Ces récits, d’une grande force, visent à dénoncer les stéréotypes dans lesquelles elles sont enfermées et les limites qui leur sont imposées. Elles veulent faire évoluer les consciences, et le champ des possibles pour leurs enfants.
C’est ainsi que l’on découvre, à travers leurs anecdotes, leur face à face avec le racisme, les vexations subies en raison de la couleur de peau, les remarques déplacées sur leurs cheveux crépus ou leur accent, les plaisanteries douteuses. Elles ont toutes essuyé des refus répétés, parce que l’on ne cherchait pas de « Noires », comme si être « noire était un métier ». Si elles savaient que la question de la couleur allait être importante, elles étaient loin d’en imaginer l’étendue dans ce milieu, celui de la culture, a priori plus ouvert.
Elles ont choisi d’être actrices par amour de l’art, par envie de jouer les classiques, d’être sur scène, mais les portes ont du mal à s’ouvrir. Reléguées à des « personnages périphériques en situation de subalterne », à des rôles de femmes de ménage, d’infirmières, de femmes sans papier, de prostituées, de mamas africaines à l’humeur joviale, ou de femmes exotiques, lorsqu’il est question de jouer l’avocate, on ne pense pas à elles : « Ben...Non… vous ne pouvez pas être le personnage, c’est une avocate. Elle s’appelle Sandrine »
Ces témoignages recèlent des moments forts, de belles rencontres avec des réalisateurs ou metteurs en scène, qui ont choisi les actrices pour leurs compétences. Ainsi, tel metteur en scène qui a confié le rôle de Natalia dans « Trois sœurs » de Tchekov à Sara Martins, a dû justifier auprès d’un critique le sens dramaturgique de ce choix. Sa réponse a été claire et tranchante :
« Je ne sais pas. Moi j’ai choisi Sara Martins parce que son travail m’intéresse. Je n’ai pas choisi une femme noire ».Ce livre est un plaidoyer pour la normalisation des actrices noires, un appel à faire bouger les mentalités. Elles veulent être reconnues pour leur talent, pouvoir tout jouer, avoir le droit de participer à l’imaginaire de la création pour panser les blessures, dénoncer, rire ou pleurer. Elles ne veulent plus entendre cette phrase :
« les rôles n’ont pas été pensés pour les noires ».D’où la force de ce slogan-titre « Noire n’est pas un métier ».
Banaliser l’actrice noire, oublier sa couleur de peau, qui peut parfois ne pas être assez foncée pour certaines métisses (sur ce sujet, Yasmine Modestine « Quel dommage que tu ne sois pas assez noire » (Editions Max Milo, 2015)).
Les langues se délient, et ce livre est une pierre de plus pour lutter contre
« le racisme nébuleux qui s’incarne en une myriade de mots méprisants, d’observations condescendantes ».La force de l’ouvrage réside dans ces petites choses, ces petits faits quotidiens vécus sur les tournages, et racontés avec une certaine distance. Comment peut-on être traité de bamboula sans que cela suscite d’indignation : quelle attitude tenir ? Dénoncer au risque de s’isoler ou se taire parce qu’on vous considèrera comme susceptible ? Mais n’est-il pas temps de cesser de se taire pour dire ?
Ces témoignages auraient pu être enrichis d’une synthèse, car ils posent une question d’ordre sociétal, celle de la représentation de la diversité de la société. Ces actrices questionnent l’invisibilité des actrices noires à l’écran, mais celle-ci touche aussi les hommes et elle se pose dans toutes les sphères sociales. Si la visibilité sur les écrans, dans la littérature, au théâtre est un acte essentiel dans la société actuelle, parce que le cinéma renvoie l’image de ce qui est possible ou pas, d’où la question qui revient dans de nombreux témoignages : « Comment avanceront nos enfants s’ils ne se voient pas ? »
Il faut pouvoir se reconnaître dans un corps filmé à l’écran, dans un personnage de roman qui ne véhicule pas des stéréotypes négatifs. C’est ainsi que Léonora Miano dans une interview dans l’émission « La Poudre » explique qu’elle a écrit « Blues pour Elise » pour sa fille, pour qu’elle puisse s’identifier à un personnage de femme noire de classe moyenne, cultivée, loin des stéréotypes négatifs.
Cet ouvrage dévoile les chaînes mentales qui sont à l’œuvre derrière ces remarques entendues par les actrices et s’il ne changera pas les attitudes du jour au lendemain, il a le mérite d’ouvrir le débat et de faire connaître cette réalité. Un article de Vincente Duchel-Clergeaupour le blog Chez Gangoueus