Il y a une semaine, je suis parti "regarder" les poissons sous les falaises de l'île aux Oiseaux.
Quelques jours avant, j'avais rencontré Allan, un drôle de type qui m'avait dit que c'était sans risque, bien que l'île fasse partie du Parc Naturel National et qu'il soit en théorie absolument interdit d'y pêcher.
L'île aux Oiseaux est un endroit particulier. On y élève pour ses nids une espèce cousine du martinet. J'ai vu les ouvrières chargées de les nettoyer : elles enlèvent les brindilles pour ne garder que la salive séchée - travail méticuleux qui se fait à la pincette. Ensuite, les nids sont vendus - principalement aux chinois qui en sont fanatiques. C'est un met de luxe, il paraît que le kilo peut dépasser les cinq mille euros.
J'étais arrivé avec la Dédaigneuse sous le vent de l'île et j'avais mouillé court par deux mètres. Allongé sur les bancs, j'attendais d'être sûr que l'ancre ne dérape pas. Sur mon flanc, un vieux fusil de chasse sous-marine, pas assez long pour être efficace, sauf à la pêche au trou. Je n'avais pas pris le grand fusil. Au cas où la police me le confisquerait.
La veille, j'étais allé en reconnaissance. Sans arme. Là, un spectacle de rêve m'attendait. C'est bien simple, tout juste si les poissons ne se frottaient pas contre moi comme un chat qui veut qu'on lui donne du lait. Des gros, des beaux, des dorades, des gris dont je n'avais vu jusqu'ici que des modèles réduits ! Et même un perroquet de cinquante centimètres de long - les seuls qu'on a le droit de tirer en Thaïlande, ce qui, par parenthèse, est une belle fumisterie car des perroquets de cette taille, il y en a très peu.
Ce genre de spectacle, c'est ce qui fait tourner la tête d'un chasseur. Et lui fera prendre des risques idiots. Un joueur qui se ruine au jeu, un farang qui détruit sa vie pour une serveuse de bar à Pattaya : je n'ai rien à leur dire. La même passion est partagée par ces trois dingos.
Surveillant l'alignement d'un rocher avec un arbre à flanc de falaise, je voyais que la Dédaigneuse ne dérivait pas. J'étais heureux… j'allais pêcher un repas, et rien d'autre ! Un gros poisson ou deux moyens, pas plus. Et je repartirai aussitôt. Et reviendrai le lendemain… Et encore... Ah, vendre la peau de l'oursin avant de l'avoir tué… ça pique !
Quand j'ai entendu, bien net, un coup de fusil assez proche. Tiens, on chasse sur l'île ? Bizarre... Puis le bruit d'un moteur qui s'amplifiait. Une grosse barque est apparue soudain de derrière un rocher, avec trois thaïs dessus. Tout ce qu'il y a de plus dépenaillé : ils auraient pu me montrer une carte officielle de bandit, je ne les aurais pas pris plus au sérieux.
Ils se dirigeaient vers moi. Je n'avais aucune prise à bord, mon Beuchat était visible mais sec comme une lettre des impôts. J'avais la conscience tranquille.
Régulièrement, on voit à la télé des reportages où des farangs ou même des thaïs se sont fait prendre - gros plan garanti sur les menottes. Il faut savoir que les tôles, en Thaïlande, sont loin du cinq étoiles...
Il y a quatre mois, alors que j'achetais des plombs, le propriétaire du magasin nous a dit qu'un groupe de touristes venait de se faire emprisonner pour avoir chassé du poisson dans le parc naturel. Ils étaient venus en speedboat, et s'étaient trompé en remontant chargés de poisson : ils avaient essayé de grimper sur le bateau de la police mouillé dans le coin en tenant leur pêche à bout de bras… Tu vois la scène ? Ce genre de truc, moi, ça me fait hurler de rire…
Ce n'est pourtant pas drôle. Était-ce vraiment un hasard ? Que faisait la vedette des flics au milieu des speedboats des touristes ? Y aurait-il eu dénonciation ? La police fait régulièrement des exemples pour inciter les visiteurs à se tenir à carreau. C'est de bonne guerre. Pourtant, quand je circule entre les îles avec la Dédaigneuse, je vois des types en barque qui pêchent à la ligne, des filets mouillés à vingt mètres de la côte. Et tous les pêcheurs du coin me disent qu'il n'y a pas de problème.
Allan, un gros gallois avec un accent à couper au couteau traîne dans le coin depuis près de quarante ans. Il est moniteur de plongée et fricote avec la tourist police, ce qui pourrait laisser imaginer qu'il est aussi corrompu que certains flics thaïs..
Il me dit que les flics n'ont rien à faire des petits chasseurs. Ils s'intéressent aux gros bateaux qui truandent, pas au menu fretin. Et puis ils sont très chatouilleux sur la question des nids d'oiseaux - les sommes en jeu sont colossales. Espérons qu'il ait raison… et que ce ne soit pas un indic ! Je ne vais pas tarder à le savoir...
- Vous êtes seul ? me demande un des trois types.
- Oui.
- Que faites-vous ?
- Je regarde les poissons.
- Vous savez qu'il y a du danger ici ?
- Quel danger ? (et là, j'ai pris mon air le plus innocent)
- C'est une île pour les oiseaux. Il y a du danger. Les oiseaux ! Police... Il faut partir (geste large)…
C'est là où je fais semblant de ne pas bien comprendre. J'explique que je regarde les poissons, pénard. Je suppose qu'avec la Dédaigneuse, modeste embarcation, étranger, isolé, je n'apparais pas comme une menace. Et en plus, j'ai un doute : ils ne sont pas de la police : les vêtements, le bateau, ça ne fait pas du tout officiel. Car bien sûr que je l'ai repéré, le bateau des flics, une vedette blanche avec des énormes moteurs !
Les trois gars partent, et je les remercie. Je me glisse dans l'eau, fusil à la main. Cinq minutes passent, le temps que je m'équipe… et j'entends encore un bateau. Putain, c'est la place de la Concorde, ici ! Les trois gars reviennent, et il y a un autre bateau avec un type seul.
Je glisse furtivement le fusil dans le bateau et je remonte à bord. Le bateau des trois gus se met à couple avec la Dédaigneuse. L'autre bateau reste derrière, en diagonale. Le type seul parle un anglais approximatif. Il me dit avec douceur - ils sont bien, les thaïs, pour ça - que je dois partir. Que je peux aller m'occuper des poissons de l'île qu'on voit là-bas, à un kilomètre plus au large…
- Regarder les poissons… euh… pêcher du poisson…?
- Oui, ao pla, prendre du poisson.
- Pas de problème ?
- Pas de problème.
Une joie immense m'inonde. Comme un joueur qui croyait avoir tout perdu, à qui son voisin de table propose de prêter dix mille euros en jetons.
Je regarde distraitement l'intérieur de la barque des trois gars. Le fusil posé sous les bancs… c'est bien eux qui ont tiré. L'un des gars désigne mon arbalète en souriant : "Diii… super !..."
Je démarre le moteur. Je remercie dix fois le quatuor amadoué, content qu'ils ne m'aient pas joué une petite musique de chambre de leur façon, avec solo de violon à mon intention, s'ils sont vraiment de la police. Et je file…
J'en ai reparlé avec Allan.
- C'est des gars qui habitent dans l'île et qui sont chargés de la surveillance. Je t'avais dit que les thaïs étaient chatouilleux sur le chapitre des nids d'oiseaux ! Le fusil, c'était pas de la rigolade. Ils ont tiré un coup en pensant que tu allais comprendre comment se réglait ce genre de problème et que tu allais déguerpir. Ils ont dû être surpris puisqu'ils sont venus te voir. Sinon, ils tiraient. Ils faisaient couler ton bateau et ton cadavre avec, et le problème était réglé…
Bien reçu, Allan...
Les photos m'ont été prêtées par mon ami le Mage de Chumphon (dont l'excellent blog "Phuket" est sur la droite de cette page). Pour des raisons que tu comprendras peut-être, je n'ai pas prévu de retourner tout de suite photographier le coin.