Dans la première partie de ligatures, les textes sont brefs, rarement plus d’une page, largement séparés par des blancs, et chacun est titré, en italiques, un peu comme le seraient des poèmes en prose. Quelques rares pages font retour vers l’enfance et la relation à la mère, que l’on pressent décisive dans le parcours du poète (pp.22,25). Mais il y a un mouvement d’égale puissance pour freiner, voire interdire cette pente vers l’intime et l’autobiographique : un « devoir de discrétion » (p.18) s’impose pour éviter une « dérive vers des zones trop privées » (p 27). La méditation portera donc plus souvent sur le paysage et le défi poétique qu’il pose parce qu’il désarme, démunit le poète tout autant qu’il le tente, s’impose à lui dans son évidence de réel : « En présence de la lumière, comme de toute réalité brute, rien à dire, nulle inscription dans le champ de la pensée. » (p.34), « S’il me parle, un paysage par là même me retire la parole – faisant de moi le muet par un renversement des rôles -, une parole que j’aurai à lui reprendre au prix, à mes yeux, d’une sorte d’usurpation. » (p.56) L’âge venant, la force pour tenir cette tension diminue sans doute, mais si le choix était à faire, la dernière page tranche nettement : « Que les mots cessent de me devenir nécessaires, mais que ne s’éteigne pas, au plus profond (je la sens faiblir), la ferveur qui me rattache instantanément à la réalité environnante, au monde. » (p.59) D’autres thèmes circulent dans ces pages, notamment l’art sous différentes formes comme la musique (Liszt, Haydn, Berg…), la peinture (Soulages, Poussin…) mais surtout la littérature et, sous de multiples aspects, le couple lire-écrire.
C’est également ce dernier que l’on retrouve au cœur de la seconde partie de Ligatures, mais dans une forme différente à partir d’un projet de « résidence virtuelle » imaginé par A. Rodriguez pour le site poesieromande.ch. On est plus proche d’une sorte de journal de travail, ou de carnet-atelier avec quelques ébauches ou fragments de poèmes (pp.65,71,82,87,91…). Mais c’est principalement la méditation sur écrire qui se poursuit par rebonds, ricochets successifs. On voit très bien comment la pensée de Chappuis est toujours en dialogue avec d’autres œuvres, très diverses : Tapiès, Ponge, Tâche, Jouve, Braque, Charles d’Orléans, Cadou, Cendrars, Follain, Pusterla, Rimbaud, Bram van Velde, Tellermann, Debussy, Dupin… La pensée circule, fluide, dans un réseau d’échos ou d’appels indiquant combien le poète est à la fois seul et peuplé. Aucun goût de la référence pour la référence mais simplement le constat que les autres œuvres accompagnent, rencontrent, croisent, nourrissent le quotidien d’une écriture qui pourrait sembler – dans les fragments de poèmes donnés ici – royalement solitaire dans son rapport à l’espace, au paysage : « Champs hersés de frais, hiver vagabond à fleur de neige. Vivement, emboîter le pas ! » (p.83)
Battre le briquet, dernière partie du livre poursuit dans ce sens mais en modulant encore le dispositif : c’est une suite de textes en prose d’une à quelques pages, couplant à chaque fois un auteur et une question d’écriture. Joubert et « l’éloge du peu » (p.99), Ponge et les brouillons, le pouvoir du poème et Ramuz, Éluard et lyrisme, Reverdy et la ponctuation, Tortel et l’élan d’écrire ou d’aimer… Il ne s’agit pas de critique littéraire au sens habituel, avec effacement du critique devant l’œuvre évoquée ; ici, cette dernière est plutôt support, occasion, exemple d’une question de poétique à laquelle Chappuis se confronte et apporte sa propre réponse. Cela donne des conclusions qui sont autant des choix, des parti-pris esthétiques que des constats de travail ; le lecteur peut les reprendre pour lui-même sous forme d’interrogations, de propositions de départ, poursuivant ainsi le geste de battre le briquet qui est peut-être la marque d’une poésie qui peut sembler momentanément arrêtée mais qui se sait essentiellement mouvante, en perpétuelle redéfinition. Quelques exemples : « Ne pas laisser trace, donc, du poème en train de se faire au profit du poème mené à chef (…) Mener à chef (…) sans prendre en compte ce qu’il en aura coûté à l’auteur définitivement mis de côté. Au lecteur, à partir de là, à lui seul toute la place. » (p.103) ; « Refus, au bout du compte, d’une œuvre bouclée sur elle-même, bien qu’aboutie, je veux dire achevée, arrêtée. Elle n’a choix que de demeurer ouverte, aérée de l’intérieur, ayant rassemblé tant bien que mal des débris, à moins qu’il faille voir là des semis, œuvre alors non pas en ruines mais en germe. » (p.109) ; « L’envers du lyrisme, par la négative, se retrouve lyrisme : un chant âpre, délabré, peut-être futur, encore enfoui « dans la pénombre de l’indivision souterraine, là où les veines se perdent. (Jean-Claude Schneider) »(p143) ; « Nulle recherche d’un ailleurs, nulle fuite. // Au contraire, ici. » (p.150)…
La pensée de Chappuis n’est ni systématique ni dogmatique, elle reste très proche de la sensibilité et de la pratique d’écriture, dans un souci constant de nuance et de précision qui marque sa syntaxe. Ce livre nous est proche ; il donne à penser, sans didactisme, plutôt dans un souci de partage des questions, des doutes, des avancées… En cela, il est précieux.
Antoine Emaz
Pierre Chappuis, battre le briquet précédé de ligatures, Editions José Corti, 174 p., 18€.