Sarzeau (Morbihan), envoyé spécial.
Omnia sunt communia: tout est en commun, dans le Tour. «Partageux», il offre des détours qui forment les contours surannés d’un Hexagone de salle de classe, mélancolie historique autant que géographique, d’une francité insolente qui condescend, une fois l’an, forte de l’exemplarité de ses coutumes, à s’en aller honorer ses anciennes provinces. Les forçats du bitume «parlent» particulièrement aux Bretons, amoureux éternels de la Petite reine, qui le lui rend bien. La Grande Boucle, qui les découvrit dès 1906 lors d’une étape Nantes-Brest, y pénètre toujours en terrain conquis. Début juillet, sur les plages du Morbihan ou du Finistère, des enfants malins et rêveurs gravent sur le sable de vastes dessins, des sortes de bécanes à deux roues qui les conduiraient loin. Plus tard, la marée patiente efface ces esquisses de silice. Lorsque la nuit vient, seul le vent accroche encore un peu d’écume à ces traces bientôt oubliées. Les cyclistes du cru ne finissent jamais de traquer ces ébauches noyées. Et s’ils parcourent les kilomètres, le sillage de leur vélo claque les pleins et les déliés. Eux sont aussi des marins, des gens du voyage. Ils cherchent ailleurs ce qui les raccroche à eux, à leurs racines.
Le premier épisode de la «passion breizh» – terre de cyclistes renommés et routes de nombreuses cyclotouristes – a débuté au kilomètre 134: l’entrée dans le Morbihan. Les cœurs locaux ont chaviré de bonheur, d’autant que le Tour restera chez les Bretons encore trois jours, avec, en point d’orgue, l’arrivée à Mûr-de-Bretagne, le 12 juillet. Ce mardi, sous un soleil de plomb entre La Baule et Sarzeau (195 km), le scénario de l’étape nous offrit un grand classique aussi désolant que rageant côté conclusion, mais cocasse côté symbolique: quatre échappés nous jouaient avant l’heure la demi-finale du soir. Le croyez-vous? Il y avait là deux Belges: Van Keirsbulck et Claeys. Et deux Français: Cousin et Perez. De quoi nourrir quelques pronostics savants; vite négligés. Qui dit échappée, dit en effet gestion quasiment scientifique des écarts. Sans jamais s’affoler bien que l’avance dépassa allègrement les sept minutes, le gros de la troupe « géra » la situation et retrouva les fuyards, comme il se doit, à un kilomètre du but. Résultat prévisible, sur ce tracé de «transition»: un sprint massif, remporté par le Colombien Fernando Gaviria (Quick-Step).
Avant les deux étapes à venir, hachurées de côtes plus ou moins sélectives – dix en deux jours – et probablement envahies de monde, ce qui ne manquera pas d’électriser les favoris les plus casse-cou, plusieurs directeurs sportifs n’ont pas manqué, au soir du contre-la-montre par équipes, d’établir un premier bilan du positionnement de leurs leaders respectifs. Beaucoup se trouvent confortés dans leurs stratégies. A commencer par Vincent Lavenu, le manager des AG2R-LM de Romain Bardet. Dans le chrono tant redouté, la formation française a plus que limité la casse face aux superpuissances du peloton. Au point que Bardet, prétendant au titre, pourrait s’en réjouir… et au-delà. Il suffisait de voir son sourire, lundi soir, pour se rappeler que le grimpeur tricolore ne se situe qu’à vingt secondes de Chris Froome au général. Quiconque aurait osé prédire un tel scénario serait passé pour un fou. Qu’importe, au fond, que le quadruple vainqueur ait perdu du temps sur un coup du sort. Le bilan se pose là, Romain Bardet affiche un temps de passage positif. De quoi attendre la montagne en serrant les dents afin de conjurer les pièges de la première semaine, en particulier, dimanche, sur les pavés du Nord.
D’autres se réjouissent secrètement. Le Néerlandais Tom Dumoulin (Sunweb), par exemple, si discret depuis le départ qu’on en oublierait que, dans les milieux informés, il demeure l’ennemi numéro un des Sky dans la quête du paletot jaune. Le voilà idéalement placé, 44 secondes devant Froome, 1’04’’ devant Bardet. Coureur racé, complet et régulier, il vendra chèrement ce petit trésor de guerre et ne réitérera pas les erreurs du dernier Giro, qu’il avait finalement cédé à Froome pour 46 malheureuses secondes… Deux autres cadors, invisibles eux aussi et moins connus du grand public, sont plutôt à la fête. D’abord le Colombien Rigoberto Uran (EF-Drapac), qui possède 20 secondes d’avance sur Froome. Pour mémoire, il fut le dauphin du Britannique l’an passé (pour 54’’).
Enfin, achevons cette brève mais indispensable revue d’effectif par l’équipier de Froome, Geraint Thomas. Passé entre les chutes (pour une fois), le voilà désormais plus qu’un lieutenant mais bien une carte maîtresse des Sky… au cas où. Le récent vainqueur du Dauphiné compte 52 secondes d’avance sur son leader. De quoi attendre. Et donner un mal de tête à son manager Dave Brailsford. Un dernier mot. Le chronicoeur l’assume: il a déjà rayé des tablettes l’Italien Vincenzo Nibali et le Colombien Nairo Quitana. Quitte à se transformer en extracteur de mélancolie.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2018.]