D’Albers, on connaît avant tout les Hommages au carré, peint à partir de Black Mountain après son exil aux Etats-Unis, fuyant comme tant d’autres les nazis. Si je savais qu’il fut un membre du Bauhaus, je ne connaissais pratiquement pas son travail d’avant 1933. C’est le mérite de cette exposition au Musée Matisse du Cateau-Cambrésis (jusqu’au 29 septembre) que de présenter ses vitraux, mais aussi des dessins, des gravures (bois et linoléum), des tableaux, des photos et des meubles de cette époque, une richesse de moyens d’expression très large.
D’une part, les vitraux sont étonnants. Les premiers, surtout, faits de matériaux de récupération, de culs de bouteille colorés pris dans du ciment. C’est un montage lumineux, une sensibilité à la couleur particulièrement joyeuse qui éclate ici. Sur le point, parait-il, de se faire renvoyer du sévère Bauhaus pour ses excentricités vitrées, Albers présente ses vitraux à ses professeurs, et est aussitôt reconnu, adulé, nommé enseignant : la très belle et éternelle histoire du génie méconnu, puis reconnu (en haut, Légende rhénane, 1921; ci-contre, Sans titre, 1921).
Le deuxième groupe de vitraux est moins délirant, ni dans sa matière (du verre sablé au lieu des déchets recyclés), ni dans sa forme (devenue géométrique, méthodique, rythmée comme une fugue, dans des couleurs essentielles -ou parfois simplement, noir, blanc et gris, comme une photo -, moderne en somme). Mais le jeu aléatoire de la lumière y fait naître des profondeurs insoupçonnées, transformant la perception. Ci-contre la reconstitution (à partir d’une photo en couleur de l’original avant sa destruction) par le maître verrier Luc-Benoît Brouard en 2008 dans le Musée Matisse du Vitrail rouge et blanc qu’Albers dessina et exécuta (ainsi que le mobilier) pour l’antichambre du bureau de Walter Gropius au Bauhaus de Weimar vers 1923.
Un des grands intérêts de l’exposition est aussi de présenter les dessins préparatoires à ces vitraux, et d’autres oeuvres sur des motifs similaires (ses meubles, en particulier, mais aussi un tissage réalisé par sa femme Anni dans ‘l’atelier féminin’ du Bauhaus - sexisme plutôt traditionnel en l’occurence).
Mais l’intérêt vient surtout de la présentation d’oeuvres d’Albers qui ont non point préparé, mais inspiré ses vitraux : des formes différentes, mais un même esprit. C’est en particulier le cas de ses photos, qu’il n’exposa pas, mais dont les formes souples présentent souvent comme un écho aux formes plus rigides des vitraux : toute une salle dédiée au thème de l’eau, avec de superbes duos de photographies de bords de mer, montre fort bien ces correspondances.
Certes, il y a là moins de recherche que chez son collègue Moholy-Nagy, mais il est néanmoins étonnant que ces photos n’aient pas été montrées plus largement. Certains duos, comme la Tour Eiffel ou ces escaliers d’un hôtel genevois, sont de beaux exercices constructivistes, l’ensemble (six photos jointes) de la Corrida à San Sebastian (1930) constitue un montage complexe d’alignements et de courbes, où le taureau est à peine présent. On peine à réconcilier la complexité créative de ces photos avec le discours très classique d’Albers sur “l’oeil froid de l’appareil photo” et “la mécanique de la production d’image”.
Enfin, une salle présente Albers comme professeur, avec en particulier des montages / sculptures / maquettes en papier réalisés par ses étudiants, origamis des avant-gardes, absolument époustouflants (photographie anonyme d’Albers et de ses étudiants au Bauhaus de Dessau vers 1928).
Pas très loin de Paris, dans cet excellent musée (profitez-en pour voir la collection permanente et la donation Tériade), c’est l’occasion de découvrir un aspect important de l’histoire du Bauhaus, mais plus encore, d’expérimenter ces parentés entre différents médiums, ces tensions entre des oeuvres diverses, ces correspondances souterraines entre photo et vitrail, parmi d’autres.
Photos 2, 3 et 5, courtoisie Musée Matisse; photos 3 et 6 provenant du catalogue; photo 1 de l’auteur. Josef Albers étant représenté par l’ADAGP, je ne peux vous présenter plus de photos (mais elles sont nombreuses ici) et je dois les ôter à la fin de l’exposition. Toutes : Fondation Josef et Anni Albers, © ADAGP, Paris, 2008.
PS déontologique : l’auteur de ce blog a été invité au Cateau-Cambrésis dans le cadre d’un voyage de presse.