« En poèmes critiques qui inventent chaque fois leur "voix inflammable" »
De manière emblématique, le livre commence par l’ « inassignable » et l’ « irréductible » d’une « œuvre-vie », « entièrement dans l’époque et à contre-époque » (p. 11). En soulignant l’importance des « coups de dé- », avec le « Démonologue » des Paralipomènes, Serge Martin donne à penser avec Luca l’enjeu du négatif comme critique des idéologies de la négativité qui ont traversé la philosophie et la poésie après 1945. Il ne s’agit pas d’une résorption dans la mort liée à une impuissance du langage : pour cela les notions de volubilité et de retenue, de « voix relation », de « force amoureuse », de « gestes du poème » sont particulièrement efficientes, en ceci qu’elles font du négatif, non le revers du positif, ni l’axe d’une réversibilité et d’un battement de l’être et du non-être, mais un passage du sujet vers son propre mouvement. Les cubomanies (l’œuvre plastique de Luca, dont la présente édition du livre publié dans la collection « Nouveaux points de vue » donne un bon aperçu) et l’ontophonie, désignés justement comme « mouvements », sont abordés dans leur portée à la fois critique et, pour ainsi dire, énergétique : c’est l’enjeu d’une poésie qui visite le « problème d’être » (Michaux), non comme une transcendance, mais comme une activité du vivant humain, activité qui s’éprouve en langage, et dans autant que par la voix, et, pour ce faire, s’invente tout en défaisant ce qui mine et empêche toute forme d’invention de soi. C’est l’enjeu d’une création plastique, « cubomaniaque », qui pour s’inventer un regard, dans une pratique du collage échafaudant la vision, s’invente encore regard et peinture.
Il appartient à une lecture détaillée et attentive de ce livre-vie, et « LIT IVRE » (Paralipomènes, p.41), de suivre les analyses précises des poèmes de Luca qui y sont données. On se contentera de quelques citations phares que Serge Martin s’attache à faire entendre dans leurs multiples implications. « Tout doit être réinventé, il n’y a plus rien au monde », lit-on dans L’Inventeur de l’amour (cité, p. 77). L’amour est bien l’opération du poème en ceci que la profération, pour être un dire en avant, délivre des enchaînements et des assises de la métaphysique, par la voie d’une oralité-vocalité, d’ « un théâtre de bouche, un exercice spirituel pour corps-langage » (p. 75). Et la reprise critique de « l’approbation de la vie jusque dans la mort » de Bataille (De l’érotisme) vient poser, a contrario des théologies négatives du langage, le problème de la subjectivation et de la « transformation » réciproque entre « forme de vie » et « forme de langage » (Meschonnic) comme nouveau point de départ, à rebours et dans la contestation d’un « Luca apocalyptique » ressassé à l’envi, dans un geste d’assignation de l’œuvre et de la vie à un « modèle pour la condition ontologique du langage » après Auschwitz. Le poème Luca est lu alors du côté du « CRIER TAIRE » (Paralipomènes, p. 57), d’une transformation de « l’écoute du langage en écoute de son silence, de son plus grand silence qui est en son cœur le dire multiple et même volubile de l’innommé », jusqu’à l’invention d’un « non-innommable », d’une « éthique du langage » (p. 124) dans un dire et une énonciation qui œuvrent à une situation dans l’histoire autant qu’à une intervention dans la pensée et les discours. À cet égard, le passage du bégaiement deleuzien (qui, dans ses effets, a l’inconvénient de greffer la « critique » à la « clinique », partant le poème au symptôme) au « poème, énonciateur » de Mallarmé, avec l’enjeu d’un devenir multiple que le même Deleuze permet de penser, est crucial.
Un autre seuil de la lecture de Luca est le « s’asseoir sans chaise » d’ « Auto-détermination » (Héros-limite) : un saut du négatif vers une volubilité de l’auto. « C’est une manière de s’asseoir sans chaise », ou de s’asseoir de tout son corps et de toute sa voix. La seule assise est le vertige, et non les vestiges d’une parole qui s’éloigne, autrement dit une bascule permanente, un déséquilibre du saut « en plein vide » qui laisse découvrir toute l’énergie dont le poème est la capacité autant que la tentative et le risque. Est relevée chez Luca cette construction d’une « voix auto-déterminée d’une forme de vie et de langage sans aucune assise que sa propre voix. » (p. 170) La voix fait signe de voix et de vie. C’est dire aussi que c’est à une voix pleine de voix, une voix au singulier pluriel, et pleine de verbe, que l’on a affaire. À une parole en écriture qui démine la poésie de son mutisme : ce que Serge Martin envisage avec acuité en lisant Le Chant de la carpe comme une véritable politique du poème s’extrayant du chant du cygne et refusant la « pathétisation » (p. 129) autant qu’une célébration de l’absence et une esthétisation de la déréliction (p. 126) ouvrant la voie aux impostures du post-moderne.
On l’aura compris : avec Luca, il y va du double geste de faire et de défaire, de défaire par un geste du poème qui opère la critique, non la déconstruction, des idéologies. Ce faire est inséparable d’un dire qui « déborde » et « renverse ». Aussi ce qui conteste l’indicible est-il un surdire, par ce qui sourd et travaille en sourdine, pour dire plus que les mots ne disent et travailler à ne pas être le sourd du langage, à intensifier un sens et une écoute du langage et de la langue. Et les deux grandes parties du livre, qui en sont un peu les scansions majeures, y insistent : « faire relation avec Ghérasim Luca », « faire poème avec Ghérasim Luca ». C’est ainsi qu’une notion vient approfondir l’écoute du travail du langage chez Luca, la « saturation vocale » (p. 93). Au centre du livre, elle vient relancer l’écoute d’une sorte de voix au carré qui se démultiplie d’elle-même et en elle-même. Un passage peut alors s’accomplir des poèmes aux cubomanies, partant du montage et du collage de « quelques morceaux de reproduction de tableau », réassemblages constituant « bien plus qu’un revoir, un survoir. » (p. 105) Serge Martin suggère ce qui se trame dans l’œuvre du poète ayant écrit Un Loup à travers une loupe : la démultiplication signifiante élargit l’écoute et la vision. « Je m’oralise », ce verbe phare du poème Luca, démine le langage de sa morale du signe et des assignations qui l’occupent, pour élargir la relation « à travers », l’échange du « loup » et de la « loupe », faisant du poème un don de vue seconde, « médiumnique », où le lu traverse le lire, où le lecteur est lu par ce qu’il lit, autre implication du « LIT IVRE ». Ghérasim Luca, une voix inflammable ouvre « s’asseoir sans chaise » à « un théâtre sans scène » (p. 172), ou Théâtre de bouche ; il rend sensible au fait que ce théâtre est aussi de voix et d’œil à l’écoute, « en pratiquant le bouche à bouche / de mot à mot » (cité, p. 172), tendu peut-être vers cette « communauté de lueurs émises » (Didi-Huberman, cité p. 109), de la « luciole » à la « voix inflammable », de la « voie silanxieuse » à la profération, dans l’instable même que sont le langage et la langue quand c’est le poème « l’inventeur de l’amour ».
C’est l’intérêt majeur de ce livre que de faire, à chaque page, la démonstration de la cohérence et de la « sonorité générale » de l’œuvre, d’en faire entendre la rime inassignable qui la porte et la déplace, qui la « pulsatrice », comme on peut le lire dans « Prendre corps » (Paralipomènes) jusqu’à en relever le « Tourbillon qui repose » (La Proie s’ombre, cité p. 174), tout en « volubilité » et « retenue ». Serge Martin trouve ainsi beaucoup d’entrées dans l’œuvre de Luca, continuant d’une oreille fine ce qu’il écrit et qui l’écrit. « Poème ou porte / peu importe » (Théâtre de bouche, p. p. 49) : les clés sont allitératives, consonantiques. C’est qu’avoir le sens de la rime, c’est aussi avoir le sens de la vie, et du langage dans l’histoire qu’il nous fait, celui qui résonne de toute la voix d’une « œuvre vie ».
Laurent Mourey
Serge Martin, Ghérasim Luca, une voix inflammable, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2018, 240 p., 25€.