Notre époque est à l’épidermique, à l’émotion, valorisant à la fois le spontané de l’instinct et les mouvements du cœur. Eux seuls seraient « authentiques », voire « naturels ». L’esprit, la raison, l’intellect – tout cela apparaît fabriqué, socialement construit, inauthentique. D’où leur rejet radical. L’humanisme s’est transformé en « humanitaire » ; du sentiment d’élever les hommes en les libérant des superstitions et des attachements forcés, on est passé au larmoyant des foules sentimentales.
La tendance existait déjà chez Rousseau, qui pleurait pour un rien – tout en abandonnant les enfants qu’il faisait à diverses servantes aux « tours de charité » de l’assistance. Le siècle romantique a valorisé l’émotionnel et l’instinctif au détriment de la raison. On sait la postérité de telles valeurs… Les pré-écologistes Wandervogel allemands se sont engouffrés en masse dans le nazisme, là où la propagande rendait intenses les idées et belle la fraternité de masse. Les Italiens ont flirté avec le fascisme et les fastes de la grandeur nationale ; le Japon avec les militaristes. Seuls les pays où la raison restait valorisée – la France, les États-Unis, l’Angleterre – ont résisté alors à la fascination de l’émotion nationale et de l’instinct du Peuple. Non sans nostalgie de fraternité « scoute » ou de grandeur séant à la Fille aînée de l’Eglise.
L’après-68 a renversé les valeurs de la Reconstruction d’après-guerre – ces valeurs même de raison et de fraternité humaniste, intenses dans la Résistance – au profit du retour à la nature (du Larzac aux écolos), du jouir sans entraves (des libertaires aux alter), du spontané dès la mamelle (de l’école-animation au subjectivisme absolu de l’art subventionné d’Etat). Il y avait du bon dans la remise en cause 1968 – faire craquer les gaines d’une société sclérosée, autoritaire et technocratique - mais on a été trop loin. L’aujourd’hui se noie donc dans le zapping, le médiatique, le sentimental.
« Épidermique, émotionnel, superficiel », ai-je intitulé une note. La doxa des bien-pensants me l’a reproché, c’était « réactionnaire ». Mettre en cause le spontané, c’est aller en effet contre le laisser-faire et le laisser-aller ; c’est dire qu’on ne naît pas homme, on le devient ; que l’infantilisme ne fait pas de bons adultes, parents et citoyens ; que le savoir-faire ne se réduit pas au faire savoir et que les qualités humaines ne naissent pas tout armées dans le cerveau du petit, ni qu’il suffirait de le laisser découvrir tout seul pour qu’il s’épanouisse. On en voit les ravages chez les « déstructurés », les « recomposés », les « laissés pour compte »… On en voit aussi les ravages sur les marchés laissés aux seuls imaginations financières – avec la tentation de l’escroquerie, vieille comme le monde. Mais là… motus ! Les Mao-spontex du gauchisme libertaire calent devant la liberté offerte par l’économie. Il faudrait « laisser faire » les gens mais condamner le laisser-faire des marchés ! Les néoconservateurs disent l’inverse : laisser faire les marchés mais contraindre les gens. Ils sont aussi naïfs les uns que les autres, à mon avis. Etre libéral n’est pas être libertaire, pas plus que se dire « à gauche » ne manifeste un réel amour de la liberté – au contraire : la liberté fait peur, rien de tel que le collectivisme imposé par quelques caporaux-chefs pour faire de bons « gendegôch », surtout tendance caviar.
Flaubert évoque ce tropisme du laisser-aller dans l’une de ses lettres à sa maîtresse Louise Colet. Elle lui reproche sans doute de se vouloir de marbre alors qu’il ferait mieux de se lâcher dans ses oeuvres. Loin de cette lâcheté, Flaubert se fâche. « Non je ne suis pas une abstraction et je n’ai pas le calme divin dont vous parlez. (…) S’il fallait être ému pour émouvoir les autres je pourrais écrire des livres qui feraient trembler les mains et battre les cœurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin. » (Lettre à Louise Colet, 11 décembre 1847 – Correspondance, édition Pléiade t.1 p.489)
Flaubert : son bureau de Croisset :
Suffirait-il d’aligner des mots pour composer une œuvre littéraire ? Suffirait-il d’enchaîner prémisses lyriques et descriptions hard pour que l’on crie au chef d’œuvre ? Si c’était le cas, qui lirait encore Madame Bovary plutôt que la collection Harlequin ou les romans sentimentaux de M. Poivre d’Arvor ? Composer n’est pas se lâcher, la plume chez les grands écrivains n’est pas cette dysenterie médiatique que l’on prend parfois pour du talent. Avec cette admiration que Roland Barthes attribuait au petit-bourgeois pour tout ce qui a demandé des heures, « du travail », de la sueur. Composer, c’est maîtriser, dit Flaubert. On ne naît pas dieu, on le devient. « Je n’ai pas le calme divin dont vous parlez ». En revanche, je peux sculpter mon récit jusqu’à ce qu’il ressemble à une création – à une œuvre des dieux. « Non pas la vibration mais le dessin. »
La ‘vibration’, c’est l’émotion, c’est ce qui vient tout seul et qui pousse à écrire. C’est indispensable, mais insuffisant. Le ‘dessin’, c’est tout le travail d’organisation pour conter l’histoire, de la mise en forme des chapitres, de la musicalité des phrases. Ce qui vibre est ‘le cœur’ (les oreilles et la queue) ; ce qui dessine est ‘l’esprit’ (le regard et la main). Une œuvre réussie est comme une épée bien trempée, disait à peu près Montherlant : forgez-là dans le feu et plongez-là dans le froid. Il y faut donc de l’émotion brute, mais elle doit être ordonnée par la raison pour bien servir. On n’écrit pas sans émotion ; mais on n’écrit pas « bien » sans un esprit qui dessine les contours et organise les formes. L’émotion ? - « je m’en préoccupe peu, affirme Gustave et (répétons-le) je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin. »
Où nous retrouvons chez Flaubert cette conception qui venait des Classiques – dont il était grand dévorateur – la hiérarchie des ordres humains : instincts, émotions, raison. Où l’esprit maîtrise les passions et canalise les instincts. Conception que reprendra Pascal avec ses trois ordres : « L’esprit a son ordre, qui est par principes et démonstrations ; le cœur en a un autre. » (322) Et le corps est d’ordre de la nature. Nietzsche en fera une philosophie, celle de l’homme ayant surmonté l’humanité, redevenu ‘enfant’ avec son esprit et son vouloir adulte : spontané par instinct, volontaire par passion, maître par raison. Le « calme divin » est celui d’Apollon au fronton du temple de Delphes, tout comme celui de Vézelay basilique. Le dieu est celui de la lumière, de l’intelligence poétique et musicale, de la guérison et des augures. Il voit loin grâce à la raison, il ordonne le monde à partir du chaos, il combat les titans venus des profondeurs « instinctives », il maîtrise les passions et les désordres des humeurs.
Flaubert, au fond, nous parle de notre temps.
Gustave Flaubert, Correspondance 1830-1851, t.I, édition jean Bruneau, La Pléiade, Gallimard, 1973, 1232 pages.