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châtelains

Publié le 07 juillet 2018 par Modotcom

châtelainsCabinesJohanne Fournier, 2007
"Montrant les mains patientes et discrètes
qui viennent changer les draps,
poser les moustiquaires ou repeindre les façades,
elle célèbre ainsi le courage
de ces curieux "châtelains"
bien conscients que leur établissement
ressemble à autant de forteresses assiégées."
celle qui célèbre
c'est la cinéaste johanne fournier
dans son très beau film cabines de deux mil sept
cet été l'homme-chat et moi
célébrons notre quinzième anniversaire
de châtelains
et depuis lundi nous mettons à besogner
nos mains patientes
à réparer nettoyer et remettre en état
un de nos grands logements
qui vient de se vider
après cinq ans d'occupation par
près d'une dizaine de colocataires successifs
en faisant une véritable auberge espagnole
chaque fois que je remets les mains à la pâte
dès que je nettoie je lave et je rénove
je reprends possession
je me sens chez moi
j'ai envie de m'installer
comme lorsque j'ai déménagé la première fois
à vingt ans sur la rue saint-denis
peu importe que ce soit un logement que j'ai habité
ou un qui est destiné à autrui
j'aime rentrer et travailler l'espace
et maintenant je chéris cet état
d'être châtelaine en bonne et due forme
de prendre soin des lieux autant que des gens
de pouvoir agir rapidement
sur ce qui ne fonctionne pas
moyennant un coffre à outils bien rempli
quelques connaissances
de la patience et de la méthode
un peu de temps et une carte de crédit de quincaillerie
tout ça ne me serait jamais arrivé
si je n'étais pas accompagnée dans cette entreprise
par le meilleur des associés
mon homme mon mari mon amoureux
d'ailleurs nous sommes devenus d'abord propriétaires
non pas en vue d'en faire une entreprise
mais par besoin de nous loger
alors que j'habitais depuis sept ans
dans le plus bel appartement de montréal
sur le majestueux boulevard saint-joseph
au coin de saint-andré
bien avant qu'on installe à cette intersection
un terre-plein ralentissant le traffic
j'ai été locataire pendant seize ans
et rien ne me poussait à acheter une propriété
j'investissais les lieux avec le même besoin d'habiter
et je ne me sentais nullement chez autrui
puis un jour l'édifice a été acheté
il coûtait à l'époque quatre cent mille dollars
c'était exorbitant pour un sept-plex du plateau
comptant trois six-et-demi et trois quatre-et-demi
plus un bureau de médecin au sous-sol
et c'est finalement monsieur claude chassé
dirigeant de la deuxième génération
de l'empire automobile du plateau
qui a acheté l'édifice au nom de son fils maxime
chassé junior avait le pas lourd
alors qu'il aménageait au deuxième étage
rénové à grands frais par les soins du père
et il tapait du talon dans les marches
à toute heure de la journée ou de la nuit
et un jour son lave-vaisselle a débordé
inondant notre cuisine
et on n'a pas su quoi ni comment faire
mais on en avait soupé
que notre qualité de vie
soit ainsi dépendante des humeurs du ti crisse
on s'est mis à penser à déménager
et au début des années deux mil
avec un rap de vingt cinq mille piastres à deux
on a fait une offre sur un vieux building
publicisé dans les annonces classées
et on s'est mis à tout rénover
parce que c'était petit et plutôt trash
mais que c'est tout ce qu'on pouvait se payer
alors que nous étions déjà en retard
sur nos amis qui avaient acheté des duplex
à quatre-vingt-dix mille sur la rue waverly
dans les années quatre-vingt-dix
ça fait donc quinze ans qu'on rénove et qu'on loge
c'est bien malgré nous
si nous avons des locataires
et des cuisines et salles-de-bain à refaire
qu'on a dépensé plus chez home depot
qu'en restaurants dans toute notre vie
qu'on passe des mercredis soirs en urgence
chez doraco noiseux avant la fermeture
pour trouver le bon morceau de plomberie
et qu'on parle tout le jargon
de l'électricité des cloisons et de la tuyauterie
jeudi soir entre le boulot et le souper
l'homme-chat et moi
lavions toilette et cuisine
passions la vadrouille et l'aspirateur
faisions les lits et pliions les serviettes
gérions la vaisselle et le lavage
dans le logement de touristes
au-dessus de nos têtes au palace
ce sont des milliers d'heures passées depuis quinze ans
à driller jointer scier
pour garder en état et mettre au goût du jour
des immeubles centenaires
à trouver et maintenir des locataires
à comptabiliser chaque sou de revenus et dépenses
à déclarer et payer des impôts
à passer chez le notaire
à commander et faire des inspections
à acheter vendre explorer rêver
mais ce sont ces heures et ce labeur
qui nous permettent aujourd'hui de vivre
dans le quartier où l'on vit avec grand bonheur
même si ce n'était pas un choix impératif
d'avoir pris ce risque il y a quinze ans
à aucun moment je ne regrette
d'être devenue châtelaine
avoir sa maison donne une liberté d'agir
insoupçonnée lorsqu'on est locataire
en commençant par la découverte
de nos talents de bricoleurs
puis l'ouverture de mille possibilités
sans la permission à demander
sauf les permis municipaux
peu importe l'état du marché immobilier
je recommande à n'importe qui
de faire le saut
d'acheter petit selon ses moyens
de fournir du jus de bras quand c'est possible
de s'armer d'amour et de patience
et de se préparer à déménager quelques fois
nous avons déménagé quatre fois en quinze ans
rénové et réaménagé
et c'est un peu malgré nous
si l'immobilier fait maintenant partie intégrante
de nos plans de vie
de notre avenir financier
qu'il façonne le temps qu'on possède ou qu'on ne possède pas
qu'il commande nos obligations envers autrui
les locataires les autorités financières et gouvernementales
qu'il définit la communauté
que constitue notre réseau de locataires
les communications à entretenir en tout temps
qu'il nous oblige
au tact à la sollicitude à la débrouillardise
au sens des affaires et à la civilité
je sais que beaucoup considèrent aujourd'hui
qu'il est impossible d'acheter
mais on peut toujours acheter
on ne peut juste pas acheter sa propriété idéale
dès le premier coup
mais on peut certainement s'acheter
une porte d'entrée
à cette grande vie de châtelains
hier en revenant à la marche du souper
nous sommes passés devant notre première propriété
et on s'est dit
ah il est encore debout bien droit
et on a regardé la porte d'entrée
qu'on avait changée
on a regardé si la brique du mur de la ruelle tenait encore
et l'homme-chat a vérifié la solidité
de ses patchs de mortier
puis on a repris notre chemin
parce que la vie de châtelain
c'est aussi ça
on sent que la ville nous appartient un peu
on fait vraiment partie du paysage.

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