« (…) Ce lac immense, je l’avais toujours trouvé artificiel lors de mes précédents déplacements. Je lui posais des questions sur ses origines et seul le miroir d’un bleu outrancier me renvoyait ma question. J’y fis alors de menues découvertes, tout le mois de mars, appareil logé dans ma poche. Des récoltes d’objets qui me racontaient des histoires d’un autre temps et d’aujourd’hui. Des ruines, une carrière, une église à l’architecture audacieuse, une chapelle en plein milieu du lac, des hameçons, des détritus peu recommandables. Et plus loin, plus haut, les tombes de l’Ubaye qui déclinent les caprices du sol et de l’eau. » (…)
À partir de ces éléments, mais aussi de documents, d’entretiens, de vidéos et d’archives, Sophie Braganti a constitué une matière dont elle a conservé la chronologie, les dates, (« Ca commence en 57 »), les repères, les détails, des souvenirs, des noms. Une trame qu’elle transpose de manière presque impressionniste, en avançant par petites touches, avec une écriture scandée, rythmée, faite de phrases courtes, rapides, précises et affûtées, où ne demeure que l’essentiel.
Ce livre (dédié à « ceux qui ont été noyés », impossible de ne pas penser à d’autres noyés)
est un passage de témoin, qu’il évoque un objet, un paysage, la lumière d’une journée, le départ des habitants, la mutation d’un monde à l’autre avec ses étapes.
« Les petits paysans sont partis les premiers.
Certains quittent la terre pour le travail d’ouvrier.
Ils aiment la nouvelle aventure.
Un emploi stable. Un vent de confort.
Restent les commerçants.
Les vieux ouvriers se sont battus. Travailler chez Ferrix dès 58.
Pour du petit matériel électrique.
Un peu plus loin.
Classer les ouvriers. »
Puis, plus loin :
« Sur cent habitants vingt restent et se redressent.
Puis.
Un chien. Un chat. Une poule ou deux. Et trois lapins.
Ils courent toujours les enfants jouent ils jouent à courir.
Déjà debout
le nouveau village.
A côté.
Au sec.
Sorti de la réserve. »
L’auteur ici récolte et scrute, sonde les mémoires, enregistre les anecdotes, dresse un état des lieux autant sociologique, historique, choral, qu’intime. Car il est question aussi de son rapport à l’espace, de son expérience propre.
« C’est un dimanche matin.
Il est 10h.
Je suis seule.
Seule comme à midi.
Et comme le lendemain.
J’ai trop marché.
J’ai pris des photos.
La lumière écrase.
J’ai trop chaud.
Mon ombre est portée.
Elle me devance. »
Il y a enfin surtout dans Avant le lac, l’absence et la disparition.
Absence des anciens, effacement des villages, des visages, des morts, et la trace tenace qu’ils laissent, leur écho, leur persistance.
« Sur des sables mouvants il y a des territoires qui crachent encore des bribes aphones. Les morts n’en finissent pas. De disparaître. Ils passent leur temps à mourir. C’est comme ça qu’ils vivent. Ca prend du temps de mourir. »
Sarah Kéryna
Sophie Braganti, Avant le lac, Propos2editions, 2018, 52 p., 13€