Trois notes « brèves de lecture », signées Ludovic Degroote :
Christiane Veschambre, Ecrire/Un caractère
Geneviève Peigné, À voix nue
James Sacré, Et parier que dedans se donne aussi la beauté
Christiane Veschambre
Écrire / Un caractère
éditions isabelle sauvage, 2018
80 p., 14 €
« Écrire / Un caractère » : ainsi présenté, le titre laisse suggérer deux vers, alors que sa disposition verticale sur la page de couverture est plus ambiguë : faut-il lire le substantif comme une apposition d’un infinitif nominalisé ou comme le complément d’objet direct du verbe ? Cette ambiguïté grammaticale révèle la place de ce « caractère », pour ne pas dire personnage, dont Christiane Veschambre fait, à la troisième personne, « Écrire » : « un petit anarchiste » (pp. 9-10), qui « n’a pas de genre » (p. 53) et « n’a pas de biographie » (p. 39). Il n’y a donc rien à raconter, mais à approcher : d’où et comment procède ce qui fait qu’on écrit ? Rien à résoudre non plus, d’autant qu’« Écrire n’aime pas les idées générales » (p. 72). À partir de ses lectures (Duras, Deleuze, Mallarmé, Quignard, par exemple), de cinéastes, (Mankiewicz (p. 40 notamment) et Straub et Huillet (p. 66), par exemple) et de son expérience d’écriture, l’auteure tente de cerner quelques réponses possibles, afin de mettre en évidence que l’écrivain maîtrise peu ce qui « monte » en lui et l’amène à écrire, en opposant ce verbe à celui de « composer » (p. 67). « Monter, pour faire son travail, doit d’abord s’assurer que tout est nettoyé (...) Il peut ensuite inventer le corps d’Écrire » (p. 67). Sans vraiment de développement esthétique ou théoricien, ce livre s’attache à montrer la manière dont l’écrivain serait non pas habité au sens romantique du terme ni colonisé mais plutôt animé, voire même animable par ce « caractère » indomptable – accents rimbaldiens – qui lui permet de devenir ce qu’il est quand il écrit, un écrivain peut-être libre, en tout cas, un écrivain particulier. « Écrire n’aspire pas à l’originalité. (...) Écrire est singulier. Il vit dans l’être-seul, ce lieu commun propre à chacun » (p. 47). Réflexions empiriques qui ont le mérite d’être posées et de contribuer à interroger, qu’on soit d’accord ou non, sa propre pratique. Ce que fait aussi l’auteure elle-même lorsqu’elle glisse, ici ou là, à des éléments probablement autobiographiques, et lorsque, dans les dernières pages du livre, le « je » gagne une place.
Geneviève Peigné, Petra Bertram-Farille
À voix nue
L’Atelier des Noyers, 2018
56 p. (non paginées), 10 €
Après un livre singulier, L’interlocutrice, dans lequel Geneviève Peigné traversait la voix écrite que sa mère malade d’Alzheimer laissait en marge des livres qu’elle lisait, voici un poème en vers présenté dans un petit format oblong et élégant, alternant avec des dessins de Petra Bertram-Farille, À voix nue. Le texte entremêle les différents sens du mot voix, depuis celle du chant jusqu’à la voix intérieure, dont le silence est une sorte de partition ou de transcription : au fond, ce sont deux versants d’un même mot, dans lequel du lyrique, dans ses multiples acceptions, cherche un corps par lequel se manifester. Du corps, il est question dans ce poème de façon parfois inattendue mais juste : il faut le travailler pour atteindre sa propre voix et, par exemple, la faire exister au sein d’une chorale, ou de son poème : deux mises à nu. Mais c’est aussi le siège du langage où l’on vit, particulièrement quand on écrit des poèmes, et des angoisses possibles : « La parole est là où la gorge rétrécit », « Jusqu’au bout / La gorge insoumise aux mots ». Les encres, dans de profonds noirs qui font surgir des blancs, parfois à l’image d’un cri, ajoutent à la densité de ce poème dont l’épaisseur est d’autant plus forte que son écriture est simple - en apparence -, à l’image de ces deux pages qui se font écho : « De toutes mes peurs d’enfance / J’ai construit / Celle de rester sans voix », « De toutes mes peurs d’adulte / J’ai construit / Celle d’avoir des mots pour tout. »
James Sacré
Et parier que dedans se donne aussi la beauté – dessins de Guy Calamusa
Æncrages & Co, 2018
15 €
Qu’il s’agisse de paysages, d’œuvres artistiques, d’expériences personnelles ou de la poésie même, James Sacré écrit sur le motif. A le lire, ce n’est pas qu’il ait besoin de cela, c’est que le motif - qu’on pourrait tout autant appeler paysage (campagnard, urbain, artistique, humain, intérieur) - entraîne l’écriture par un mélange d’imaginaire et de déclenchement des mots ; d’ailleurs, un motif-paysage n’est jamais seul, il en croise d’autres par des chemins de traverse complexes – mémoire, associations d’idées ou de mots, par exemple – dont le travail d’écriture donne l’impression de la simplicité. Dans cet opuscule, des dessins de Guy Calamusa servent de déclencheur : dessins dont la façon pourrait sembler enfantine et qui ont été déchirés, comme s’ils proposaient des morceaux de paysages qui auraient pu finir, comme leurs chutes peut-être, à la corbeille : autant de paysages secondaires, pour reprendre le vocabulaire employé plus haut : maladresse, déchirure, morcellement, perte, dont Sacré va faire la matière de son texte et le prétexte, comme souvent dans son écriture, à une réflexion sur le poème. « Si mon poème est comme une corbeille à papier », « Le plus beau poème c’est jamais / Que le reste de quelque chose » : on comprend que l’auteur ait été sensible à cette imperfection, même volontaire, qui constitue la série de Calamusa. L’évocation d’un voyage en Italie dont la mémoire se morcelle rejoint ces dessins qui semblent « un corps déchiré », fragments subsistants d’un ensemble disparu. Émiettement du passé, émiettement des mots, le poème comme l’œuvre d’art demeurent une trace de ce qui semble s’être donné dans les déchirures d’un geste ou d’une intention spontanés. « Si la Joconde aussi / Continue pas / D’être un graffiti ? » Beauté revisitée et prétendument condensée par ce peu qu’il en resterait, comme une sorte d’accident, si l’on oubliait la malice de James Sacré qui construit savamment ses maladresses et cette fausse simplicité d’esprit, et qui sait le premier que le travail d’écriture d’un poème est bien souvent d’ajouter en supprimant.
Notes de Ludovic Degroote