... Donc Protée est aussi Orphée. L'homme à la richesse intérieure si profuse qu'elle a pu en sembler contradictoire à ceux pour qui la contradiction est dommageable - alors que, tension et nostalgie, elle est l'un des moteurs de l'être -, cet homme à mesure qu'il avance dans la vie, et que la vie devient voie et destin, cet homme se veut simple et il expérimente en lui-même, là où véritablement il est, une simplicité : à la façon sauvage et naïve dont l'herbe pousse. La poésie, je le dis, est l'acte du plus simple. Elle est soit le fait d'une éruption, d'une irruption brutale de l'enfoui dans notre plein jour de "civilisés", c'est-à-dire d'amputés définitifs d'une dimension en nous qui est la plus créatrice et que la "civilisation" a pour principale mission de tuer, soit elle est, la poésie, un retour à pas lents, par chemins et sentiers contemplatifs, vers le pays silencieux de l'origine : de toute façon il s'agit, pour qui s'accomplit lyriquement dans la violence élémentaire ou dans le recueillement propitiatoire, de se débarrasser de tout l'encombrant et de tout l'inutile pour satisfaire à l'essentiel. Orphée regroupe autour de lui les animaux et jusqu'aux plus fauves d'entre eux, c'est-à-dire autant de pouvoirs simples. Simple, donc, mais non primitive, la poésie avance le visage nu devant le point du jour : en ce sens, elle est première. Il me semble que la quête de Roger Garaudy depuis toujours s'identifie à cette recherche, chez quelques-uns urgente et impérative, de cela qui est le jour d'avant, jour premier qui fut, rêve-t-on, justice et justesse et paix entre les hommes, justice et justesse et paix entre le coeur de l'homme et sa conscience - au double sens intellectuel et moral du mot conscience -, harmonie et paix et justesse entre le coeur de l'homme et le cosmos. A l'inverse d'un Kafka prophétisant sombrement : "Le Messie ne viendra pas le dernier jour, mais le jour d'après", Garaudy restera, à travers les mille accidents d'une vie toute d'engagements passionnés et tendus, l'homme de l'espérance intacte.
L'homme de l'espérance intacte combat pour une société plus fraternelle, puis, parce que le social pour fondamental qu'il soit n'est pas tout, il cherche dans le spirituel le dépôt d'espérance le plus profond et dans l'intellectuel le panorama le plus vaste, celui dont les colonnes chantent "à l'unisson" comme dans tel célèbre cantique de Valéry. Ainsi vient-il à l'islam, ainsi vient-il à 1'universalisme. Entre les deux, islam et universalisme, quel commun dénominateur hors l'évidence abrahamique? Pour l'islam, la nature est capable de Dieu, pour 1'universalisme, par delà la variété des hommes et des climats, elle est capable de l'homme. Et parce que l'islam a institué entre l'homme – tout homme - et le Dieu Unique la plus directe relation et la plus incisive, l'homme de l'espérance sait reconnaître en lui , au splendide défaut de n'importe quelle médiation ornementale, la dalle concrète de son espérance nue. Cette dalle sur laquelle s'agenouille et se prosterne, face à la direction creusée en niche vide, l'adorateur de la Divinité proche que nulle figure, toutefois, ne contient ni n'exprime : Deus absconditus "sensible au coeur". L'homme de l'espérance sait percevoir, en outre, dans la panoplie des cultures autant d'interrogations anxieuses, haletantes, qu'il lui appartient, lui, de recentrer pour que ces cultures ne deviennent pas divertissement au sens pascalien ou soufi du terme, et qu'elles observent, la conservant, leur obédience, leur éminence spirituelle. Toute culture, affirme implicitement Roger Garaudy, est question posée à cette trinité insécable que forment vie, mort, et résurrection.
C'est dire assez que Protée ne fut jamais Protée, qu'Orphée n'est pas Orphée, mais que Roger Garaudy a toujours suivi avec entêtement, à travers son labyrinthe visible, le droit fil d'une passion unificatrice, là où, contrairement à Euclide et à Aristote, les parallèles se rejoignent et se démantèlent les syllogismes. A ce seuil fulgure l'invisible. A ce seuil, le seul langage désormais possible, langage paradoxal dans la montée du silence qui menace, est l'inouï balbutiement poétique. Et j'affirme qu'Orphée n'est plus l'ambigu Orphée parce que, pour le soudain poète dont je parle, c'est toute son aventure humaine - intellectuelle, culturelle, spirituelle- qui devient, dans l'unité retrouvée, loin des mythes et contre les idoles, ce chant humble et pur. A contre-nuit.
A partir de là, de ce seuil évoqué, par la nuit et contre la nuit, couple indissoluble, il faudrait imposer au commentaire de se taire, et laisser "l'initiative aux mots" comme le souhaitait Mallarmé. Mais non, il me faut, sur la pointe du silence, faire encore quelques pas - dans 1'étonnement. Je m'étonne, oui, et pourtant ne m'étonne guère - moi qui jamais n'ai pu convoquer à mon travail de poète plus de quelques dizaines de mots démunis et transparents et pauvres - , je m'étonne que Garaudy fasse appel, pour soutenir son poème, aboutissement d'une longue patiente impatiente démarche, à l'ensemble des temps et des temples et des cultures qui rythment son horizon d'homme pensif et pensant. Son grand poème épique, en cinq ou sept parties, c'est selon, - cinq comme les continents, sept comme les sept jours qu'il fallut pour façonner le monde - , embrasse l'histoire et la géographie de l'entière planète d'un seul regard, d'aigle, comme tapisserie chatoyante de références, signes et symboles. Tout est bon de ce qui se dévore à cet appétit d'ogre, tout forme substance à cette fringale d'être. Le contempteur de nos sociétés d'or et de sang ("Le roi est nu" / Siècle cadavre / "il pue déjà") est aussi, à travers les grands textes sacrés dont il est l'un des plus coutumiers lecteurs, le témoin de nos éperdues innocences, de nos plus limpides nostalgies. Oui, il y eut, il y a, il y aura, partout et toujours, songe Garaudy les noirceurs de la violence et du mensonge et du crime en leurs mille sinistres déguisements; mais il y eut aussi, il y a et il y aura, partout et toujours, l'effort héroïque de quelques-uns, aux avant-postes de l'aube et de l'homme, pour se dégager de toute cette nuit comme d'une boue et pour, à une cime rafraîchie, accueillir les prémices de la parole, en l'étendue bientôt dominante de sa lumière. Avant Garaudy, quelques-uns se sont essayés à peindre à fresque ce combat titanesque. Un certain Victor Hugo, notamment. Un certain Pablo Neruda. Un certain Pierre Emmanuel. Sans oublier, dans l'aire islamique, sur un tout autre mode mais dans la même perspective "globalisante", un certain Farid-Uddine Attar, poète de l'extraordinaire "Mantic Uttaïr", "le Langage de l'Oiseau". D'autres poètes, aussi, qu'on ne saurait tous nommer. Ce qui distingue l'entreprise de Garaudy, c'est que, à l'inverse de toutes celles que je viens de citer, "L'Oiseau" mis à part, elle n'a rien de triomphaliste, rien de gesticulant, rien qui paraisse durement invulnérable. C'est une épopée mezza voce, une panoplie de lances de candeur. A l a manière du Quichotte, auquel elle se réfère dès l'auvent, armée est-elle, fût-ce de culture, elle est merveilleusement désarmante. Si des peintures lui servent de contrepoint à chacune de ses étapes, c'est que la poésie de Garaudy se veut "réflexion" dans un outrepassement devenu, au miroir de l'âme contemplative, sérénité - certes, chèrement acquise. "En miroir" était le titre d'un ouvrage autobiographique, fort beau, de Pierre Jean Jouve : en miroir est le titre secret du poème de Garaudy : Et la pauvre réponse à ce "pourquoi" du sens et de la dépendance : la création Réponse de l'ombre aux questions de la lumière.
Cinq mouvements du poème, cinq étendues "continentales", horizontales -, puis la verticale, en deux temps, de cela qui est l'ordre de Dieu. Ordre donné à Abraham, à Marie, à Jésus, à François, rayonnants témoins; mais l'absolu message est celui confié à l'ultime Messager, Mohammed : "Dieu seul est Dieu". En foi de quoi, comme on dit bizarrement en dialecte administratif, la parole humaine pourrait admettre de s'arrêter et son cours de tarir. Fin du poème. Non : fin de ce qui dans le poème est récitatif. Début du poème.
Le langage de poésie, tel qu'à Garaudy il s'impose, est sobre et ne va qu'à l'essentiel. C'est une langue qui fait appel à tout l'usuel, à tout le quotidien de nos propos - que, mystère, elle exhausse avec une légèreté inespérée. "Si les Anges volent - assure Chesterton - c'est qu'ils se prennent à la légère". Tout, pourtant, dans le poème, trouve "centre et sens", mais mieux que le sens,
La montagne est là. Sans preuve. Elle n'a pas besoin de toi pour exister Ni la lune Fraîcheur éternelle du poème, quand il est:
Dieu seul est Dieu. Et toute chose en est le "signe" et le langage Dans la fraîcheur de l'être en train de naître.
L'exquise, l'improbable mutation du spirituel le plus authentique, le plus humainement vécu, en poétique étrangement limpide et pur sans que l'un vienne nuire à l'autre au sein de ce tremblant alliage, à qui me ferait-il soudainement penser ? Qui donc, avant Roger Garaudy et Contre-Nuit, avait écrit, en l'une de ses sublimes "Rubaïyat":
Cette nuit est une nuit qui est l'âme des nuits, Cette nuit est une nuit où les obstacles s'aplanissent Cette nuit est une nuit pour les dons, les présents, les générosités : Cette nuit est une nuit dans la confidence de Dieu.
Oui, je suis convaincu que mon ami le plus intime, Mevlana Djelal Eddine Er-Rûmi, pour qui non plus "la lumière / ne se prouve pas", aurait aimé :
A contre-nuit J'ai refusé les routes de la plaine à contre-nuit la transparence des destins Je le soupçonne même d'avoir écrit, ce grand aîné, ou bien est-ce Roger Garaudy, valeureux cadet, à l'instant de forclore sa longue traversée de Sindbâd nocturne vers le jour ? :
La tâche du poète s'achève avec la joie d'avoir vécu mille ans, à contre-nuit, à l'écoute du Dieu qui prie en nous et crie
Salah STETIE