Monique Ilboudo : Si loin de ma vie

Par Stephanie Tranchant @plaisir_de_lire

Si loin de ma vie de Monique Ilboudo   4/5 (17-06-2018)

Si loin de ma vie  (144 pages) est disponible depuis le 3 mai 2018 aux Editions Serpent à Plumes.

L'histoire (éditeur) :

« Mon oncle, le chef, m’a un jour raconté une histoire incroyable. Lorsqu’on couche un poulet, qu’on lui pose un couteau sur le cou en lui disant : ne bouge pas, je vais au marché et au retour je t’égorgerai, le poulet ne bougera pas jusqu’au retour du marché et à sa mise à mort. Essayez, vous verrez.
Moi, je ne suis pas un poulet. J’ai refusé de rester couché où le hasard m’a fait naître. »
Voici l’histoire de Jean-Philippe, Jeanphi, jeune homme d’Afrique, né à Ouabany. Jeanphi bravera le destin pour tracer sa route, quittant l’école, suivant la route des migrants livrés aux passeurs, échouant, repartant au combat. Obstiné, il brisera même le tabou du sexe en liant sa vie à celle d’un autre homme, un Blanc, qui pis est. Et puis, au fil des amitiés et des rencontres, il trouvera sa voie, jusqu’au dernier rendez-vous, celui que la violence fixe aux plus audacieux dès leur naissance peut-être.

Mon avis :

« À peine avais-je ouvert les yeux que mon esprit  s’évada. J’ai toujours eu l’esprit vagabond. Ce matin-là, il s’en alla loin, plus loin que d’habitude. Il remonta le temps sans mon consentement, bondissant comme un cabri libéré de sa longe. Plutôt que de lutter contre ce voyage imposé, je me laissai entraîner. Sans raison mes pensées s’immobilisèrent sur une période de ma vie où l’obsession de l’émigration avait pris possession de ma vie, de mes rêves, de mes désirs, de ma vision de l’avenir. 

Partir. Vers n’importe quel ailleurs. Partir loin de cette vie. Partir, pour réaliser mes rêves. C’était mon seul vœu, me donner une seconde chance. Tout le monde y a droits. Qu’avais-je donc fait de mal ? Chercher à vivre mieux, c’est notre quête commune. J’ai rêvé à vivre mieux, où vivre mieux. Juste un petit coin dans ce vaste monde où m’épanouir, moi aussi. » Page 7

 Si loin de ma vie est l’histoire de Jean-Philippe Marie, de sa famille, de sa scolarité (une entré en primaire chanceuse, des études moyennes puis mises de côté à la mort de son ami à 16 ans, pour profiter de la vie durant 3 ans), de sa reprise en main et son petit travail d’écrivain public, son désir tenace d’aller voir ailleurs, de quitter la misère actuelle d’Ouabany pour l’occident et la France, de ses échecs, de son retour au bout de 2 ans et puis surtout de ses rencontres. Dont Elgep, soixantenaire blanc généreux qui va celer son destin…

Bien éduqué et élevé dans le respect des siens, de Dieu, avec l’idée de tracer sa voix sans tenir compte des parleurs mais sans oublier les convenances sociales, JeanPhi  a fait le choix de vivre sa vie, de choisir sa destinée. Il en résulte un parcours un peu chaotique fait de rencontres de tout genre, pour arriver enfin à se trouver, à trouver sa voie…mais dans un contexte sociale, économique et politique particulier il va devoir payer ses audaces…

« La plupart des rumeurs sont sans père ni mère. Pauvres orphelines, colportées de bouches médisantes à oreilles complaisantes. Il est impossible de remontrer à leur géniteur, pour, quelquefois, l’obliger à ravaler son œuvre incestueuse. (…) Ceux qui m’avaient accompagné à l’aéroport se sentirent trahis. Ils cherchèrent à en savoir davantage et ce faisant, amplifièrent la rumeur. Le bruissement devient murmure d’indignation puis explosion de colère.» Page 83

Si loin de ma vie est un titre à l’écriture orale, au texte « parlé » composé de beaucoup de franchise, de mots bruts explicites, de belles formules, de simplicité, qui porte un regard réaliste sur une jeunesse un peu mise de côté, qui rêve d’ailleurs (forcément), qui parle d’homosexualité (choisie et non innée), de brutalité et de violence, de corruption (lié au texte migratoire) et de famille.

« A l’intérieur, une sensation de stagnation. A l’échelle du monde, une impression de banquet virtuellement ouvert, inaccessible en réalité. Très connectés, capables de jeûner pour surfer, ces jeunes sont en première ligne pour assister à un festin dont ils sont exclus. Aucun discours, aucun récit de mésaventure ne parvenait à dissuader les plus déterminés à aller humer de plus près ce fumet, d’accéder aux reliefs de ce gargantuesque banquet » page 118

« Les jeunes ici doivent aussi  avoir la liberté d’aller et venir. Pourquoi alors que le monde n’a jamais paru si ouvert, si accessible, eux seraient assignés à résidence ? Je me bats pour la liberté de choix. Ici ou ailleurs, ils doivent pourvoir s’épanouir. » Page 121

Roman foisonnant, Si loin de ma vie expose surtout le désir de sortir de sa condition à travers un personnage (narrateur) nonchalant, posé et réfléchi mais avant tout un style piquant, drôle, touchant  et poétique qui montre en 140 pages à peine toute l’étendue du drame africain.

 « Tout corps plongé dans l’eau subit cette poussée. Si cette force est supérieure ou égale au poids du corps en question, il flotte. Sinon, il coule. Pour flotter, il faut trouver le point d’équilibre. Tu comprends ? Tout ce que j’avais saisi, c’est que pour garder la tête hors des eaux turquoises de Jeri, pour espérer voguer vers des lendemains meilleurs, nous deviens chaque jour rester en équilibre… dans nos corps et dans nos esprits » Page 95

« Mais le problème avec l’amour est qu’il est sans barre. Difficile de la commander, de l’orienter à sa guise. » Page 95-96

« Si j’avais été blanche, j’aurais vu un spécialiste depuis longtemps. On m’aurait diagnostiqué une dépression ou pire, et je serais  en train d’avaler des tonnes de médocs ou de croupir dans un asile ! Mais je suis une fière Africaine. Certains maux se gardent dans le ventre. Ils craignent trop le vent qui les emporte vers des oreilles scélérates. Ma mère disait qu’une douleur éventrée attire les vautours. Page 96