L’Anti-Platon ; Du mouvement et de l’immobilité de Douve ; Hier régnant désert ; Pierre écrite comme L’Arrière-Pays ou L’Improbable ont jalonné les étapes d’écriture d’Yves Bonnefoy dont le premier volume de la Correspondance est aujourd’hui donné à lire. Cette parution n’est pas le point d’acmé de l’œuvre ; elle n’est pas un complément curieux, elle se présente comme le revers d’abord instructif puis passionnant d’une vie consacrée à l’écriture, ou – si l’on veut précéder les réserves – également le témoignage d’une écriture consacrée. Yves Bonnefoy ne fut pas seulement tel qu’en lui-même l’auteur des livres cités à l’instant : il poursuivit avec une fécondité remarquable, qui à d’aucuns parut parfois excessive, une œuvre où ces moments de rencontres importants que sont les parutions, irrégulières ou non, de livres de poésie s’inscrivaient sur une ligne de fond d’essais multiples, auxquels entretiens et gloses s’ajoutaient. Cette fécondité (dans laquelle il serait bon de voir une forme de disponibilité généreuse envers la critique et un lectorat) a, par son nombre, quelque peu éclipsé l’œuvre du vivant de l’auteur (même si à travers des recueils de poésie, des récits et des essais précis, elle n’a cessé de constituer un aspect important de la littérature de la seconde moitié du vingtième siècle, mordant sur une partie du vingt-et-unième).
Aussi, pour le dire en des termes plus clairs, la poésie de Bonnefoy est l’objet de sarcasmes comme d’intenses admirations. Peut-être est-il temps, et ce premier volume de la Correspondance nous en donne la preuve plus que l’envie, non pas de la réévaluer, mais de considérer l’homme de pensée présent dans ces pages, d’une modestie constante, avide de connaître, de partager, de créer. Et c’est peut-être la première fois que nous pouvons, hors de tout talent épistolaire manifeste, traverser une époque qui va du post-surréalisme aux aventures de la revue L’Éphémère, des années 80 au début des années 2000, afin de suivre Yves Bonnefoy dans l’intimité de ses recherches comme dans l’affrontement de difficultés matérielles, et, surtout, considérer l’établissement progressif d’une pensée nourrie d’échanges exigeants.
Les lettres adressées de 1965 à 1969 à l’écrivain, traducteur et musicologue Boris de Schloezer suffiraient à prouver la personnalité altruiste de Bonnefoy. Devant un ami malade, sa sincérité émeut, et trouve les voies d’une formulation de la recherche poétique en cours et d’une foi dans la maturité : « (…) une continuité dans l’immanence de l’écriture, dans le tissu d’une réflexion, me semble maintenant possible, et c’est peut-être, à supposer que ce ne soit pas par simple paresse et décadence, une conséquence de l’âge, les lignes du destin se faisant plus continûment lisibles au point d’observation où l’on a grimpé. » De ce lieu d’observation fragile, Yves Bonnefoy essaie d’être un homme des constats bénéfiques, l’écriture se faisant dans une précision qui peut nécessiter du temps (l’essai sur Giacometti commencé fin 70 paraît en 1991 dont témoigne sa correspondance avec un Jacques Dupin remarquable lui aussi d’attention).
Cette pensée, qui jamais n’abuse de la complaisance ou ne se perd dans des atermoiements, déploie une vitalité attentive et toujours bienveillante. En face les réponses se font entendre ; les questionnements enrichissent l’aventure d’Yves Bonnefoy pour une multiplicité d’auteurs (la correspondance comprend les échanges épistolaires des deux côtés), et accroît la constellation des auteurs précédemment cités. Les interrogations de l’après-guerre puis les aventures modernistes des années soixante et soixante-dix se font ainsi également entendre dans les lettres, entre autres, de Gilbert Lely, Christian Dotremont, Georges Henein, Raoul Ubac, Gabriel Bounoure ou Pierre Jean Jouve.
Dans ce premier volume de correspondance, Yves Bonnefoy redevient pour nous le lecteur de ses propres apprentissages. Pour peu qu’un doute se soit inscrit devant l’œuvre, ce volume met à distance les lassitudes et révèle un individu subtil dans ses intuitions, ses interrogations, sa culture (ses liens avec l’Italie notamment), exprimant ce que l’on pourrait appeler une « étude du monde » toujours inapaisée face à une pluralité de visages. On y louera entre autres un sens de la curiosité qui fait de l’écriture le lieu de réceptacle d’expériences, musicales par exemple, fertilisant le creuset de l’écriture poétique et affirmant une importance de la perception qui prendra forme dans la parole de nombreux poètes de sa génération. Car c’est bien une assemblée qui parle dans cette correspondance, qui dialogue, se querelle parfois, désire et crée. Cela se lit avec un vif intérêt, ou pour mieux dire l’intelligence de cette correspondance : cela s’entend.
Marc Blanchet
Yves Bonnefoy, Correspondance I, édition établie, introduite et annotée par Odile Bombarde et Patrick Labarthe, Les Belles Lettres, 2018, 1155 p., 26,90 €
Précisons l’admirable travail critique de cette édition, préface comme fiches, exemplaires, de présentation des correspondants d’Yves Bonnefoy.