Serge Monette : "Le Nord de l'Ontario est mon jardin"

Par Titus @TitusFR
Ancien pivot de la formation franco-ontarienne Cormoran, Serge Monette mène aujourd'hui sa barque en solo. En 2003, il s'illustrait déjà avec l'album "18 Roues", qui lui a valu d'être comparé, musicalement, à Bruce Springsteen ou Neil Young, excusez du peu. Il est vrai qu'à l'instar de ces géants nord-américains, Serge Monette est aussi un véritable conteur, capable de transformer en hymnes à la portée universelle des histoires profondément enracinées dans la culture de l'Ontario français. A l'image, sans doute, des pépites contenues dans son second album, "Bad Luck", sorti en avril dernier et qui fait sensation.

Serge Monette et son band à l'émission Planète Country sur TFO (Télévision française de l'Ontario) interprétant l'une des chansons de son nouvel album, "Frenchie".

Titus - Serge, les critiques suite à la sortie de ton nouvel album, "Bad Luck", sont unanimes. Quand je l'ai écouté la première fois, j'ai tout de suite pensé à Zachary Richard et d'ailleurs, plusieurs critiques ont parlé d'un style "bayou nord-ontarien". Les références, par ailleurs, au pionnier de la chanson franco-ontarienne que fut Robert Paquette ne sont sans doute pas pour te déplaire ?
Déplaire, non ! Je suis content d’écrire des chansons qui sont comparables a des grands de la chanson francophone. J’écris dans un style folk-rock qui s'inscrit dans la tradition des Zachary Richard ou Robert Paquette de ce monde. Et que dire de mon accent ! Je roule mes "RRR" gros comme un 18 roues sans brakes. Et j’aime ça comme ça. Ça permet de me démarquer. Ma trajectoire est celle de quelqu'un qui roule lentement mais de manière assurée.
Titus - J'aimerais que l'on revienne un moment sur ton parcours. Peux-tu nous décrire, dans un premier temps, la ville où tu as vu le jour ? En quoi est-ce un lieu spécial à tes yeux ?
Je suis né à Sudbury. Une ville minière et universitaire dans le Nord de l’Ontario. C’est le centre économique du Nord ontarien. J’ai grandi dans un petit village qui se nomme Val-Thérèse. À cet endroit, ma jeunesse fut marquée par le grand ciel bleu du Nord et une forêt où se cachaient plein d’aventures à découvrir. Entre 7 et 12 ans, mes passe-temps était de jouer au hockey (street hockey), faire des cabanes dans la forêt, jouer aux cow-boys et indiens. Ou simplement faire du vélo dans le bois. Entre 13 et 18 ans, j'ai commencé à jouer de la musique dans mon garage avec mes amis. C'était l'époque des pit-party, des chars et des filles. On faisait du camping sur la rivière des Français. Durant ma jeunesse (entre 4 ans et 18 ans), j’ai eu la chance de voyager avec mon père car il était camionneur. J’ai pu ainsi visiter tous les recoins de l’Ontario. J’ai pu réaliser les grandes distances qu’il y a entre chaque ville. J’ai aussi connu la solitude du voyageur, qui est parfois difficile à surmonter. L’Ontario est une très grande province; c’est beau de pouvoir passer d’une grande ville comme Toronto, et ensuite se retrouver dans le Nord ontarien avec les grands pins blanc et les aurores boréales qui dansent dans le ciel glacé. J’ai pu conduire le 18 roues de mon père aussi. J’avais appris à conduire le pick-up vers l’âge de 8 ans et le 18 roues vers l’âge de 12 ans. Dans le camion, on écoutait surtout de la musique country. La musique américaine était de mise. La musique francophone n’était pas une musique de choix chez mes parents. Mon frère plus vieux avait des vinyles francophones. Il avait gagné à l’école le disque de Robert Paquette "Au pied du courant". J’ai découvert ce disque quand j’avais environ 16 ans. J’étais, à l'époque, à l'école secondaire.


Titus - Comment es-tu venu à la musique ? Te rappelles-tu de tes premiers pas à la guitare ?
Mon père m’avait acheté ma première guitare à l’âge de 7 ans. J’ai suivi des cours dans un centre communautaire francophone. Aucun membre de ma famille immédiate n'était musicien. Mon père aimait beaucoup chanter dans son camion des "hurting songs". Il adorait la musique country américaine. Ça l’aidait à rester éveillé durant les longs voyages entre Toronto et Hearst.

La chanson "Deux minutes", extraite de l'album "18 Roues", interprétée live en 2003 à l'émission Le Garage sur TFO.

Titus - Quels musiciens ont compté dans ton éducation musicale ? Les critiques te comparent parfois, musicalement, à Neil Young ou Springsteen. Ce sont des artistes que tu as beaucoup écoutés ? Y en a-t-il d'autres ?
J’écoute beaucoup d’artistes folk. Neil Young et Springsteen sont des inspirations et des influences artistiques.
Il y a aussi Wilco, Dylan, Gaston Mandeville, Richard Séguin, Daniel Lanois. Les artistes de musique country qui ont eu un impact sur mes créations sont Merle Haggard, Johnny Cash et Hank Williams Sr.
Titus - Côté franco-ontarien, que représentent pour toi des figures comme Cano, Paul Demers ou Robert Paquette ?
J’ai eu la chance de faire la tournée avec Demers, Paquette et Marcel Aymar (ancien membre de Cano). Ce sont des artistes accessibles qui m’ont beaucoup inspiré dans ma démarche artistique. J’ai pu apprendre davantage sur le métier et approfondir mes connaissances du répertoire franco-ontarien.
Titus - Sudbury et le Nord de l'Ontario de façon générale ont constitué une formidable pépinière de talents pour l'Ontario français. On peut parler de la chanson, du théâtre ou de l'écriture. Si l'on pense à Cano, par exemple, il n'était pas rare que toutes ces disciplines se trouvent entremêlées... Quelles furent tes premières expériences culturelles à Sudbury. Ont-elles été déterminantes pour la suite de ton parcours ?
Ce n’est que tard dans mon adolescence que j’ai découvert que je pouvais chanter en français. La fierté de la culture franco-ontarienne ne faisait pas partie des discussions autour de la table ou à l’école. Il n’y avait rien pour me donner l’envie d’écouter de la musique en français. En principe, "french music sucked". L'école ne transmettait pas la fierté d’être franco-ontarien. Il y avait très peu de sensibilisation aux artistes ou à la culture franco-ontarienne. Les enseignants, selon moi, avaient peu de culture générale franco-ontarienne. Plusieurs enseignants provenaient de la belle province (Québec) sans connaître la région et les artistes de l’Ontario. C’est vers l’âge de 18 ans que j’ai commencé à vouloir écrire des chansons et me représenter. J’ai réalisé qu’il était plus approprié de chanter en français. Ça résonnait mieux en moi. Cependant, écrire en français était et est toujours un défi. Ce fut la troupe de théâtre de l’Université laurentienne qui m’a donné un bon coup de pouce artistiquement. Hélène Gravelle (professeur de la troupe) m’a beaucoup aidé à prendre confiance et m’a aidé dans mon développement artistique. Elle fut une personne marquante dans mon cheminement personnel.
Titus - Nous nous étions croisés à Hearst, dans les studios de CINN FM, en 1996. A l'époque, tu faisais partie du groupe franco-ontarien Cormoran, qui était considéré comme l'une des principales figures de la relève. Peux-tu nous raconter l'histoire de sa naissance ?
Cormoran fut créé lors de ma première année à l’Université. J’avais approché Jacques Grylls afin de former un groupe et présenter mes chansons à la Brunante de la SRC (Radio Canada), un concours francophone de la région de Sudbury. C'était un bon tremplin pour faire de la scène. La première année de notre participation à la Brunante, nous n’avons rien gagné. Ce fut la formation "En Bref", les grands lauréats. La deuxième année, nous avons remporté le premier prix. Cela nous a donné la possibilité de réaliser l'enregistrement d'un démo et de présenter quelques spectacles.

Titus - Tes créations avec Cormoran t'ont propulsé à l'avant-scène de l'univers de la musique franco-ontarienne. A quel moment a surgi l'idée d'entamer une carrière solo ?
Après l’enregistrement démo, je voulais trouver de l’argent afin de faire un album LP. Cependant, j’étais en transition et je venais de terminer l’Université. J’ai quitté la région de Sudbury pour m’établir à Toronto et il était devenu difficile pour les membres du groupe de continuer le projet. Ils n’avaient pas les mêmes ambitions que moi. Après discussion avec Jacques Grylls, nous avons mis fin au projet Cormoran.

La chanson "Douceronne" à l'émission Planète Country de TFO, en 2007.
Titus - "18 Roues", ton premier album publié en 2003, avait eu un retentissement important. Le son est devenu plus rock qu'à l'époque des débuts avec Cormoran, non ?
Non, Cormoran fut un band rock. En revanche, "18 Roues" avait un son acoustique et la "pedal steel" a beaucoup coloré l’album. Mon inspiration, à ce moment, fut beaucoup "Harvest Moon" de Neil Young.
Titus - Les références à Neil Young, justement, ou Springsteen, ne sont pas totalement fortuites dans la mesure où comme eux, tu es un véritable conteur. Mais n'est-ce pas aussi un trait constant du folklore franco-ontarien ?
La chanson franco-ontarienne est très diversifiée. On retrouve du rap, du rock, du traditionnel, du lounge, etc.
Je fais une musique qui me plaît. Et même si ce n’est pas la soupe du jour où à la mode, cela me convient.
Titus - L'écriture, chez toi, n'est jamais reléguée au second plan. Tes textes sont d'une grande sensibilité, ce qui n'empêche pas un petit penchant rebelle, non ?
Un peu rebelle, possiblement. J’aime écrire des chansons sur des personnages écorchés et qui ont quelque chose à dire de leur situation. J’aime le mélange du français et de l'anglais dans mes chansons. Je préfère l’image et la sonorité avant la rime parfaite.

Titus - Quels autres thèmes affectionnes-tu dans ton écriture ?
Le Nord de l’Ontario est mon jardin. Dans l’album "Bad Luck", je voulais explorer les thématiques où les histoires cachées de l’histoire franco-ontarienne. "Reesor Siding", "Frenchie" et "Enfant Bâtard" sont des exemples de chansons qui ont des thématiques propre au Nord ontarien.

Titus - Bien qu'enracinées dans un contexte culturel bien défini, celui de l'Ontario français, je crois que ton album a un écho universel
Je crois que les chansons sur "18 roues" et "Bad Luck" sont universelles, en effet. En tant qu’artiste, je veux parler de mon environnement ou de mon héritage culturel tout en étant universel. C'est un défi en soi.

Titus - Tu as écrit conjointement avec certaines des plus belles plumes de l'Ontario francophone, à l'instar de Patrice Desbiens ou de Robert Dickson. Peux-tu nous raconter en quelles circonstances ?
J’ai eu le grand plaisir de faire des co-écritures avec Desbiens et Dickson. Desbiens a une belle sensibilité dans son écriture. C’est Paul Demers qui me l’a présenté afin de m’aider à peaufiner mes textes pour "18 Roues". J’étais un fan de Desbiens, je le connaissais par ses recueils de poésie et son regard sur le Nord et, plus particulièrement, sur Sudbury, m’avait beaucoup touché. Dickson est décédé, il y a presque deux ans. C'était une personne emblématique pour la communauté franco-ontarienne. Un francophile qui s’est allié avec les Francos de Sudbury. Il a d'ailleurs enseigné plusieurs années à l’Université laurentienne à Sudbury. Il a écrit des textes pour Cano et il a aidé plusieurs artistes dans leur démarche artistique. Dans ses dernières années, il traduisait des pièces de théâtre de Jean-Marc Dalpé, un auteur franco-ontarien bien respecté et reconnu au Canada. Dickson a collaboré sur une de mes chansons, "On dansera", qui figure sur l'album "18 roues". C’est une chanson que j’ai écrite pour ma fille. Je trouvais approprié de demander à Dickson de m’aider car le style ressemblait au sien.
Titus - Tu as aussi collaboré avec l'icône franco-ontarienne Paul Demers et Josée Lajoie pour le spectacle "30 ans de chansons", qui a donné lieu à un album en 2004, et qui vous a valu d'être lauréats du prix Coup de Foudre de Réseau Ontario. Peux-tu nous en toucher deux mots ?
"30 ans de chansons" fut un spectacle concept où l’on interprétait les grands succès de l’Ontario français. Chacun de nous représentait une décennie. Paul les années 70, Josée les années 80 et moi, les années 90. Ce spectacle a beaucoup tourné en Ontario français.

Un court extrait du spectacle "30 ans de chansons" avec Paul Demers et Josée Lajoie, filmé le 17 février 2005 au Ottawa Winterlude Snowbowl.

Titus - Avec "Bad Luck", ton second album qui vient tout juste de sortir, tu n'hésites pas à évoquer des sujets tabous, à l'image de l'histoire de Reesor Siding, fait douloureux survenu en 1963. Peux-tu nous rappeler le contexte de cette chanson ?
C'est un épisode troublant de l’histoire ouvrière du Nord ontarien. Il y a eu une grève qui durera plusieurs mois entre bûcherons et la compagnie Reesor Siding. Les fermiers, eux, continuaient à fournir le moulin de bois. Ils étaient considérés comme des "scabs" (jaunes, NDT). Après plusieurs mois, les grévistes ont décidé d’aller montrer aux fermiers leur mécontentement. Ils voulaient empêcher les fermiers de fournir le bois au moulin car cela n’aidait pas dans les négociations. Lors d’un affrontement entre 400 grévistes et 20 fermiers, il y a eu une confusion mortelle; 2 ou trois grévistes ont essuyé des coups de feu et en sont morts. Aucun des fermiers n'a été formellement accusé et personne n’a été poursuivi pour le meurtre commis. Le gouvernement a effacé ce triste événement. Plusieurs familles ont été déchirées par cette tragédie car fermiers et grévistes se connaissaient ou étaient apparentés.

Titus - Est-ce que certains t'ont reproché de faire resurgir ces faits qu'on cherchait à oublier ? Pourquoi as-tu choisi d'en parler ?
Personne n’a rien dit de négatif encore… "knock on wood". ("Je touche du bois", NDT) Cette histoire m’a troublé et j’ai voulu la partager sous la forme d'une chanson. J’ai une licence en Histoire, donc l’Histoire m’a toujours plu.
Titus - Peux-tu nous dire deux mots de l'équipe qui t'a entouré pour l'enregistrement de cet album ? Où a-t-il été enregistré, dans quelles conditions ? Et en combien de temps ?
Avec "Bad Luck", la guitare électrique frémissante de Sylvain Quesnel et la batterie magnétisante de Shawn Sasyniuk (aussi le coréalisateur de l’album) font la loi. Leurs rythmes accrocheurs et leurs riffs efficaces épousent des compositions solidement charpentées. Je te ressers le communiqué de presse, lol !
L'album a été enregistré à Ottawa, au Little Bull Horn, sur ruban plutôt que numériquement. En studio, c’est brut à 100% : tout a été capté en quelques prises, « live off the floor », comme on dit dans l’industrie : c’est-à-dire lors d’exécutions en ensemble, non pas instrument par instrument. Mes voix et guitares acoustiques, pour la plupart, ont été enregistrées par après, à mon domicile.

Titus - J'ai noté la participation de la Fransaskoise Anique Granger, dans les choeurs. C'était votre première collaboration ?
Oui, c'était une première collaboration. On se connaît depuis plusieurs années et Shawn, le co-réalisateur, a proposé qu’on demande à Anique de chanter avec moi sur "That’s Life". Elle a bien marié sa voix à la mienne.

Titus - Maintenant que l'album est sorti, quels sont tes projets ?
Essayer de booker des spectacles et faire connaître les chansons. Faire des showcases, etc.

Titus - La chanson franco-ontarienne demeure encore largement méconnue en dehors des "frontières" de l'Ontario. Comment l'expliques-tu ? Est-ce lié à un problème de distribution ?
La chanson franco-ontarienne demeure largement méconnue en Ontario français aussi. On pourrait dire que la chanson francophone (tous les pays confondus) est largement méconnue. Faute de plusieurs instances. Manque de fonds dans la commercialisation tant privée que de l’aide gouvernementale, le protectionnisme ou simplement le fascisme de certains pays ou états qui ne facilitent pas les échanges ou la promotion de la musique francophone sur leur territoire.

Titus - As-tu le projet de venir présenter tes chansons en France ?
Pour le moment, je n’ai pas de contact en France; c’est un peu difficile pour moi de vendre mon produit ou mon spectacle sans connections. Cependant, je crois que, dans un avenir à moyen terme, j’irai faire un tour sur le vieux continent. Je suis toujours ouvert aux opportunités.

"L'autre bord d'la track" , enregistré dans le cadre de l'émission Le Garage, sur TFO, en 2003
Crédits photo : Pierre Perreault.
POUR EN SAVOIR PLUS :
Le site officiel de Serge Monette. Dans la rubrique discographie, il est possible d'écouter la totalité des titres des deux albums solo. Les paroles des chansons y figurent également. Possibilité de commander le CD en contactant directement Serge Monette.
Le site MySpace de l'artiste.
Pour commander le disque : Archambault Musique, Canada, ou encore le site de l'APCM (association des professionnels de la chanson et de la musique en Ontario français).
On peut aussi télécharger les fichiers audio par le biais de Puretracks. Indiquer "Monette" dans la recherche (search by artist).