Mutt-Lon : Ceux qui sortent dans la nuit

Par Gangoueus @lareus

Copyright - Mohammed Touaoula

Zila Aset nous propose sa première note de lecture sur un roman du camerounais Mutt-Lon : « CEUX QUI SORTENT DANS LA NUIT ». A noter que Daniel N'Segbé alias Mutt-Lon a obtenu le prix Kourouma 2014 pour ce texte original. Découvrons la chronique de Zila Aset.

Uchawi, Kindoki, Lèemb,Toordery, witchcraft… Désignez-la comme vous le voudrez mais de sorcellerie africaine, c’est Mutt-Lon qui la décrit le mieux. En effet, dans son deuxième roman « Ceux qui sortent dans la nuit », paru en 2013 aux éditions Grasset, Daniel-Alain Nsegbé de son véritable nom, dévoile les arcanes d’une communauté secrète millénaire : Celle des Ewusu, ces individus d'apparence ordinaire mais à qui les légendes urbaines et histoires autour du feu confèrent des capacités surhumaines telles que la faculté de vivre sous la forme astrale, le don d’ubiquité, la lévitation, ou encore le pouvoir de remonter le temps.
Savamment menée, l’intrigue s’ouvre sur le décès de Dodo, âgée de 10 ans et unique sœur du narrateur Alain Nsona. Aucune mort n’étant naturelle en Afrique, le responsable d’une telle tragédie ne peut qu’être un proche parent : 
« Ils m’avaient tous témoigné de la sollicitude et avaient multiplié des gestes de solidarité. Mais à travers certains regards subitement fuyants, des jurons équivoques et des silences éloquents, j’avais vite compris que j’étais dans le box des accusés »[1].  
Ce dernier décide donc de résoudre le mystère de cette soudaine disparition. C’est ainsi que mû par un désir de vengeance, Alain Nsona, avec l’appui de sa grand-mère Mispa elle-même ‘’éwusu’’ ; devient l’un de « ceux qui sortent dans la nuit ». Le dédoublement propre à ce nouveau statut le mène alors à entreprendre une véritable "expédition astrale". A la faveur d’une remontée magique, Alain Nsona retourne 306 années plus tôt dans le village So-Maboye à la recherche du secret de la dématérialisation des objets, qui serait à même d’accélérer le développement du continent noir. Au-delà de l’épopée fantastique, l’auteur souligne les nombreux enjeux auxquels les sociétés africaines contemporaines doivent faire face pour enfin obtenir une à la table des puissants.

Le Retour à l’authenticité

Au cours de son ‘’voyage retour’’ en 1705, Alain Nsona, qui se croyait seul représentant de notre ère a l’heureuse surprise de rencontrer Tikyo, son contemporain qui avant lui avait été missionné pour le même objectif. À travers ces deux personnages, Nsona l'Africain moderne et Tikyo le conservateur, se juxtaposent deux perspectives de l’Afrique. D’abord celle actuelle, avec toute l'assimilation qui est la sienne, puis celle de jadis, où les communautés vivaient sans aucune autre influence que celle des traditions ancestrales. L’auteur par-là signe une lettre-exhortation qui prône la réappropriation de notre identité africaine pour qu’enfin la voix du continent résonne dans le concert des nations : 
« Je pense que le moment est venu de plonger dans les profondeurs de nos coutumes ancestrales, d’aller chercher les trésors qui y sont restés trop longtemps enfouis »1 et de venir les poser sur la balance. Si l’Afrique est aujourd’hui la dernière de la classe, c’est certainement parce qu’elle refuse de se battre avec toutes les armes dont elle dispose ». [2] 
Aussi pose-t-il en filigrane de l’intrigue la problématique d’une nécessaire pérennisation de nos valeurs culturelles.

L’importance de la transmission

Comme pour marquer les esprits, l’auteur traite de ce thème avec récurrence et en suggère l’utilité à différents niveaux de l’intrigue. D’abord autour du personnage Mispa, cette vieille dame seule au demeurant inoffensive mais qui la nuit tombée se révèle être une redoutable sorcière. Elle maitrise non seulement les quarante-sept ingrédients nécessaires à la préparation d’une authentique sauce Mbongo ; mais aussi les écorces requises dans la phase d’initiation en Ewusu. Elle est d’ailleurs celle qui initiera Dodo et Alain aux mystérieux monde de la nuit. Ensuite, le sujet est personnifié dans le personnage Jam-Libe, cet aïeul Bassa ayant vécu dans le So-Maboye d’outre-tombe. Ce dernier met d’ailleurs un point d’honneur à parfaire la formation « d’homme » de Nsona en lui apprenant des techniques de chasse ordinaires et en lui léguant par la même occasion le secret de la dématérialisation.

Le rejet de l’attentisme

Par le biais du personnage Ada, brillant physicien et puissant ewusu, l’auteur s’insurge contre toute attitude qui refuse l’initiative pour juste se laisser aller aux gré des circonstances. Il faut donc dépasser les phases de projets pour enfin passer à l’action : 
« Chez les humains dits normaux c’est exactement e contraire : On pense le plus et on peut le moins. Conséquence : la société vit au rythme de projets et même d’avant-projets qui le plus souvent ne vont pas plus loin que le premier tiroir qui les accueille, au terme d’interminables symposiums et colloques durant lesquels les experts en tout genre viennent agiter de grandes idées ».   

L’éveil à l’altruisme

Bien que le roman soit truffé de scènes de partage, d’entraide et de collations collectives, cet extrait interpellant le lecteur à plus de solidarité se suffit à lui-même : « Depuis près de soixante-dix ans que je hante les nuits dans ce pays, je vois le même spectacle de ces gens qui sortent dans la nuit pour aller s'affronter sur les cocotiers et organiser quelques carnages par-ci, par-là. Quatre fois sur cinq, c'est pour des messes basses et des campagnes vengeresses qu'on vient me solliciter, quand ce n'est pas pour me liquider moi-même. Pas une fois on ne m'a convoqué pour agir en vue d'améliorer quoi que ce soit dans la société, et ce n'est pas souvent qu'il m'a été donné de rencontrer un Ewusu vraiment soucieux de transformer dans le bon sens la vie de son clan. C'est quand même terrible, n'est-ce pas qu'une telle concentration de pouvoirs ait pu ainsi traverser les siècles sans réussir à imposer dans le quotidien des gens des concrétisations pérennes, fortes, véritablement positives et bénéfiques pour tous. La vérité est là, je suis dans la douleur de devoir la reconnaître : Les Ewusus sont des êtres essentiellement négatifs ». Après, cette revue des problématiques abordés par Mutt-Lon, il est également intéressant d’analyser comment l’auteur joue de certaines références symboliques pour nous intégrer dans le mythe fondateur de la communauté africaine.

La symbolique du Baobab

S’il sert de vulgaire point de repère à Alain Nsona lors de sa croisade, le « Baobab » représente à lui tout seul l’essentiel du message de l’auteur. On peut ainsi repérer dans le récit les quatre référentiels majeurs au contenu symbolique du baobab :
  • Le schéma de la vie : L’arbre et son cycle ont de tout temps inspirés l’allégorie du cycle de la vie terrestre. La graine qui donne naissance, la croissance, l’explosion florale, le dessèchement sont des images de différentes étapes de la vie humaine : « Je scrutai ses branches parcourues de lianes pendantes, ses petites feuilles abondantes et l’espèce de duvet qu’il semblait secréter par endroits. C’était un baobab. Celui-ci était jeune et beaucoup moins grand, pourtant je sus que c’était le même. C’était le baobab que j’avais vu sur le site du village abandonne, mourant, perdant une à une ses branches dégarnies »[3]
  • Le Symbole d’une vie antérieure et d’un univers invisible : Le voyage retour siècle et la société secrète des Ewusus en sont les représentations.
  • Le Point névralgique : Si le baobab n’était pas le centre géographique de So-Maboye, il en était le centre social et politique. Il est par ailleurs symbole de générosité qui est la caractéristique première des peuples africains. 
L’intérêt de l’étude des symboles ici transcende largement l’analyse culturelle du symbole pris isolément. Pour toute société humaine le symbole s’intègre dans un mythe qui lui est propre. La légende transcrit une explication de l’existence, fixe les règles du cheminement humain et apporte des réponses aux questionnements internes.

Conclusion 

Malgré une conclusion quelque peu hasardeuse, voici un roman riche d’enseignements et de suspens qui devrait faire la joie des fanatiques de mysticité et autres férues de science-fiction. Quant à moi, j’ai particulièrement adoré la précision des descriptions qui auront su porter hors du néant une matérialité souvent fantasmée ; car sous le chapiteau dressé par ses mots, Mutt-Lon l’enfant du pays a su sceller l’union quasi idyllique du mythe et de la réalité. Alors, nul besoin d’être nyctalope pour voir que derrière la prêche de l’officiant résonne une interpellation non seulement à nous adapter à tous les changements nécessaires, mais aussi à ne surtout pas oublier nos origines, nos us et nos coutumes afin de sortir non pas dans la nuit, mais de la nuit.
Une critique de Z.Apour le blog Chez Gangoueus
Mutt-Lon : Ceux qui sortent dans la nuitEditions Grasset, première parution en 2013, Prix Ahmadou Kourouma 2014



[1]Extrait chapitre 1 page 9[2]Extrait Chapitre 2 – page 101[3]Extrait du chapitre 3- page167