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Pour sa troisième édition, le prix du roman engagé a pris de nouveaux atours. Un nouveau nom. Le Prix Les Afriques. Certains grincent des dents quant à cette formulation. Les Afriques. Qu’est-ce qu’il y a derrière ce terme ambigu. Je pense que le lauréat de ce prix pour sa troisième édition incarne parfaitement cette pluralité des postures africaines quand on évoque les africains qui écrivent depuis le continent, ceux qui de leur gré ou contraint ont dû s’exiler. Celles et ceux qui ont été déportés, mais pour lesquels l’identité se forge certes à partir de l’expérience douloureuse de la cale du négrier, puis d’une exploitation outrancière dans les plantations d’Amérique du Nord et du Sud ou des Caraïbes. Ceux-là qui se reconnaissent un lien avec l’Afrique.
La CENE littéraire s’est donnée comme défi d’observer les textes, des fictions dites engagées et de primer selon ses critères, le meilleur de ces textes. C’est une expérience dans laquelle je me suis lancé avec intérêt car j’ai pu détecter chez Flore-Agnès Nda Zoa, une passion et un grain de folie qui explique ce mécénat avec pour challenge de légitimer des textes venus d'Afrique et de sa diaspora, sur des bases totalement indépendantes. La notion d’engagement pose naturellement problème, car le concept hérisse les écrivains avec lesquels j’en ai discuté. Etiqueter un texte avec le label roman engagé, c’est prendre le risque de le figer dans le marbre du temps, en le rattachant à une cause, un discours politique qui peut être un épiphénomène. Or les auteurs, les bons, rêvent de voir leurs textes rencontrer l’immortalité, transcender les postures, les vagues, les tendances, ils les veulent ouverts à l'universel non affectés par l'usure du temps… Oui, pour tout bon littéraire, la qualification « engagée » est un boulet. Cependant, cette expérience consistant à faire partie d’un comité de lecture m’a permis d’observer des oeuvres littéraires sous cet angle de l’engagement et d’y déceler des choses que d’autres ont surement vu avant moi. L’engagement, dans le fond, est avant tout une énergie, une puissance créatrice investie sur un projet artistique portant sur n'importe quel sujet. Et très honnêtement, comme disent les ivoiriens, ça ne ment pas. Cette énergie va se traduire selon des approches très différentes, mais dans le fond, on s’y retrouve. Ainsi traiter une question comme celle de l’albinisme sous la plume de Petina Gappah, prend des formes qui bouleversent le lecteur, retournent sa vision des choses. L’oeuvre d’art résonne en le lecteur. Et, en tant que lecteurs participant à la présélection de ce prix, nous observons le déploiement ou pas de cette puissance. Ce qui donne au final, un prix qui récompense avant tout une oeuvre littéraire accomplie.
Augustown dans sa version originale, By the rivers of Babylon s’inscrit donc dans cette logique. Il succède au magnifique roman du Soudanais AbdelAziz Baraka Sakin. J’ai déjà commenté ce roman et mon intention n’est pas de vous proposer un nouveau commentaire de ce roman. Mais d’observer la puissance de Kei Miller. Peut-être que pour cela, il serait intéressant que je revienne sur les thèmes que j’estime récurrent sur ses deux derniers romans : L’authentique Pearline Portious et By the rivers of Babylon. Tout part de la Jamaïque. Une Jamaïque loin des clichés que nous entretenons. Le sport. Le reggae.
Premier élément de puissance : le traitement de la misère sociale et le refus du compromis
Miller invite le lecteur à découvrir la misère dans ce qu’elle a de plus extrême en Jamaïque. Du moins, dans la phase introductive de ses romans, comme s’il veut faire passer un test à ses lecteurs. Ainsi, l’univers de la léproserie dans L’Authentique Pearline Portious est décrit de manière très crue, sans fards. Les conditions qui ont rendu aveugle la mamie rastafari peuvent amener le lecteur sensible à enchainer des nuits faites de cauchemars. Il n’est pas question pour Miller de donner une version édulcorée de sa Jamaïque. Pas de compromis. Il est essentiel d'être précis, méticuleux dans la narration pour que le lecteur comprenne bien d'où on part, quel est le contexte dans lequel sont plus ou moins enfermés ses personnages.Deuxième élément de puissance : Les spiritualités jamaïcaines
Une critique de la spiritualité foisonnante jamaïcaine. Dans L’authentique Pearline Portious, Kei Miller questionne le revivalisme protestant dans une forme extrêmement étonnante. Celle des crieurs, des annonceurs de nouvelles. Il donne la parole à une sorte de prophétesse qui annonce la fin du monde dans les rues de Londres. L’écrivain jamaïcain prend soin de donner aux lecteurs une vision panoramique de son personnage, ses croyances, ses fêlures. C’est intéressant pour quelqu’un qui est croyant d’avoir un regard extérieur d’un écrivain, fin analyste. Il n'y a cependant jamais de jugement dans son propos. Dans Augustown, on mesure comment les premières formes de messianismes protestants ont participé en Jamaïque à pousser des revendications communautaires très fortes, voire dangereuses pour l’ordre établi de « Babylone ». Le bedwardisme est ainsi disséqué de manière très poétique par l’écrivain. De son émergence à son ascension jusqu’à son écrasement. L'idée étant d'expliquer l'histoire détournée qui est racontée aux petits jamaïcains. Ce n'est pas anodin si le conflit que conte ce texte part de l'acte excessif d'un enseignant. Tout est métaphorique grâce au réalisme magique qui traverse les oeuvres littéraires des Caraïbes. On comprend aussi que le rastafarisme n’est pas le fruit d’une génération spontanée.Troisième élément de puissance : Les femmes
Au travers des deux textes que j’ai découvert de Miller, je me pose sincèrement la question si j’ai lu beaucoup d’auteurs masculins grandissant autant les figures féminines de leurs textes. La composition de ces personnages féminins relève de l’art. On termine une lecture de Miller avec ces femmes voûtes, ces femmes potomitan. Après tout, on est dans les Caraïbes et qui s’intéresse aux sociétés post-esclavagistes n’est pas vraiment surpris pas ces postures. Par contre, l’absence, la lâcheté ou la fourberie des hommes est remarquable. Saint-Joseph, l’enseignant qui rase un jeune rastafari de 9 ans incarne ces hommes statues de sel. La question de l’identité semble non négociable pour les femmes que met en scène Miller dans By the rivers of Babylon. La grand mère rasta transmet l’histoire déconstruite de l’île par le pouvoir colonial. Elle reconstruit. La mère ne calcule pas quand on touche à l’identité de son fils. Et c’est en cela que le parallèle poétique avec l’histoire spirituelle de la Jamaïque noire donne un sens particulier aux scènes finales de ce roman.Les Afriques, donc. Kei Miller est un auteur caribéen, basé en Grande Bretagne qui succède au Soudanais Baraka Sakin. Deux auteurs dont les oeuvres ont été mises à disposition du public francophone par l'entremise de Laure Leroy et de sa maison d'édition Zulma. Sakin disait au salon du livre de Paris que ce prix l'a reconnecté au reste du continent Africain. Espérons que ce soit aussi une belle opportunité pour l'écrivain Jamaïcain. C'est l'occasion de saluer le jury de ce prix composé de figures importantes des lettres francophones : Ambroise Kom (président du jury), Boubacar Boris Diop, Ken Bugul, Hortense Sime, Théo Ananissoh et Koulsy Lamko.