Sans doute avons-nous – du moins certains d’entre nous – plusieurs corps, et sans doute notre mémoire est-elle logée dans chacun de ces corps qui se croisent, se font et se défont à mesure que nous vivons. Sans doute encore les femmes, à cause de la génération, en ont-elles un plus complexe, puisque filles puis femmes, elles peuvent devenir mères, sans pour autant se départir des autres corps qui demeurent vivants. Qui plus est, objet de désir, de violence, d’assujettissement et de ce qui porte à l’acceptation, la rébellion ou la soumission, ce sont d’autres aspects qui se démultiplient au sein des précédents. Ce rassemblement complexe, la coexistence de ces morceaux différents mais jamais séparés, dont chacun peut sembler autonome, à l’image d’un kaléidoscope – mise à nu aussi radicale que pudique - j’ai l’impression que le livre d’Anne Malaprade, parole, personne, essaie de le saisir, de le dire : « nous les filles Muettes sommes toutes femmes / écoutons les extraits fragments passions états folies du corps-éclat » (p. 92).
Deux parties en miroir le structurent que l’auteure explique de façon liminaire en s’appuyant sur la définition du signe de Saussure, que le commentaire brise aussitôt : « on a rompu découpé chaque signe et cassé son arbitrarité, puis on a posé ses débris (...) » (p. 9). Une série de textes en prose, titrés et numérotés de 1 à 19, puis une série de poèmes numérotés de 19 à 1, aux titres identiques. La première série, qui est une « montée vers la parole », s’intitule « Négatif, inspiration », la seconde, qui est une « chute dans le corps noir de l’inconscient » (ib.), « Tirage, expiration » : autant de photographies du réel, ou de la manière dont on l’affronte, ou dont le corps traverse ce réel qu’il respire. « Je rêve que vous rêvez le réel est impossible rêvons le possible. », écrit Anne Malaprade p. 26, comme une visée utopique aux antipodes de ce qui est.
Cela commence par un hommage aux femmes, par le biais d’une figure de style dominante de cette première partie, l’accumulation – équivalent stylistique de la boulimie (la présence de la nourriture est récurrente, parfois sensuelle à travers les fruits) -, qui vise à détailler et rassembler dans un même geste. Qu’elles soient anonymes ou semblent relever de la sphère privée par la mention des prénoms, leur nature de femmes, qu’on ne peut dissocier de ce(s) corps évoqués plus haut, les réunit, y compris lorsque c’est pour les enfermer – dans une fonction ou un asile. Elles seront au cœur de ce livre qu’elles ouvrent et qu’elles fermeront : « que n’ont-elles la chair du mot corps / que ne dorment-elles pierre écrite » (p. 93). Suit la litanie des hommes, plutôt dévolus à l’action, que l’anaphore « les hommes » empêche de singulariser ou d’identifier : il faut peut-être y voir un exercice de l’oppression qui s’exerce vis-à-vis des premières notamment et qu’on retrouve plus loin (« le rapport intangible des hommes de pouvoir des hommes du pouvoir la ligne de nos défaites » (p. 71).
Car la violence traverse le livre ; dans cette première partie ce thème se trouve davantage associé à la famille dans laquelle on ne s’inscrit pas mais on est inscrit – passif qu’on retrouve dans la mise en route de l’écriture : « Un accident a fait que j’ai écrit, que j’ai été écrite par un corps » (p. 54). S’y rapportent des anecdotes et des souvenirs précis (p. 18 ou 32 par exemple) et donc une dimension narrative plus marquée. La figure du père est associée à cette violence, soit physique, par la gestuelle (gifle, références nombreuses à la présence très ambiguë de son sexe), soit psychique, par la manière dont la fille doit se plier à sa domination. Mais la mère par son mutisme ou ses dérèglements, peut l’être aussi (« une mère en morceaux. » p. 24) ; parfois, on a l’impression que c’est une sorte de chaîne de la folie ou de la violence qui menace, avec en arrière-plan une fatalité tragique, qui condamnerait ces femmes par avance. Dans la deuxième partie, la violence s’accompagne parfois d’une dimension politique ou historique (p. 76, par exemple), même si elle ne s’exclut pas de la nature complexe du désir et du verbe désirer en le déclinant dans des champs différents : « je désire la Syrie sans guerre je désire les enfants sans armes je désire / que l’homme me désire je désire qu’une langue me / pénètre je désire / le sexe de la langue » (p. 70).
A cette violence font écho la honte et la culpabilité : « On entre dans le jour par la certitude d’une faute » (p. 36). D’une certaine façon, qu’importe d’où cela procède ou provient, puisque dans le présent qu’on vit, il faut bien s’en débrouiller. « Faut-il parler de ce dont on a le plus honte ? » ouvre la dix-neuvième partie, intitulée « L’air de rien » (p. 58 et 63), qu’on entendra dans sa polysémie. Même la musique, elle aussi récurrente par la pratique instrumentale, paraît parfois s’accompagner de négativité : « Le soir, après le moment musical, on prépare le repas, la cheminée crache du noir (...) » p. 48. Il faut en quelque sorte payer pour cette honte dont on est victime, et plus largement pour ce qu’on est : autre forme de violence qui vous comprime : « Coupables de compter ce que l’on ne donne pas. » (p. 58), « Sous les pulls la technique du corps exprime la maladie d’une âme sous-exposée » p. 56.
Une des forces de ce livre est de naviguer entre le particulier et le général. Dans Notre corps qui êtes en mots (1) l’auteure semblait garder une distance alors que ce livre paraît plus personnel, jusque dans l’évocation de « ma fille édith » (p. 81). L’une des lectures possibles du titre (2) même pourrait en être le principe : qui parle ? L’énonciation glisse du elle au je (« Elle, prise au je », p. 46 ; « Elle sort progressivement du « je » pour longer sa honte de toute sa langue sa vie entière filet rouge » p. 59) en annulant la séparation des deux : dans le corps de femme qui écrit, remontent tous ces corps prisonniers sinon interdits : « Deux ou trois corps que je sais d’elle. » (ib.). Mais cela peut s’entendre aussi comme l’impossibilité d’accéder à une énonciation uniforme quand le corps est fragmenté ; en quelque sorte, tout ici devient corps : la tête, la pensée, la mémoire, soi en un mot, et donc tout serait à reconstruire. Même « les morts ne veulent plus de nous – les tombes nous reconduisent » (p. 58). Mais avant de reconstruire, il faut bien mettre à nu, faire un état des lieux, comme le fait ce livre.
S’il y a présence d’accumulations et d’anaphores, ce serait injuste de réduire à des procédés l’écriture d’Anne Malaprade. Quand le lyrisme domine, c’est de façon multiple et distanciée : il peut par exemple se construire par des sortes de coulées de prose ou par des jeux de rupture syntaxiques et lexicaux. Ainsi le vers est-il très variable, dans sa longueur et son rythme, l’intérieur souvent troué de blanc, brisant la durée du sens à travers l’ordre de la syntaxe, comme si cela rendait compte de la brutalité (« ma haine me hait d’où spasmes-syntaxe » p. 69). Cela renforce la complexité de cette écriture qui peut être aussi serrée que lâche. Autre miroir ou mise en abyme, la présence de l’éditeur, ou l’évocation de livres publiés, de l’écriture même. Elle s’émaille aussi – j’y entends un hommage à la littérature qui donne de l’air – de citations d’écrivains, parfois de cinéastes ; ou de mentions plus inattendues (la Bible, à plusieurs reprises ; Anatole, le fils décédé de Mallarmé, p. 69), qui inscrivent ce travail sur l’intime dans une singularité profonde que la lecture n’épuise pas, à l’image de cette note qui en restreint les perspectives.
Ludovic Degroote
1. Editions Isabelle Sauvage, 2016.
2. L’étymologie du mot personne désigne le masque de l’acteur, soit une façade, mais on se rappellera aussi la façon dont Ulysse en use avec le cyclope Polyphème.
Anne Malaprade, parole, personne, éditions isabelle sauvage – 102 p., 17 €
Lire la note d’Antoine Emaz publiée ce même jour dans Poezibao.