Manganelli et le théâtre mental de l’inexistence

Publié le 26 juin 2018 par Les Lettres Françaises

On pourrait dire de Giorgio Manganelli que c’est un des plus célèbres inconnus de la littérature italienne. Ce spécialiste de littérature anglaise (comme Giuseppe Tomasi di Lampedusa ou Mario Praz) a mené une carrière littéraire discrète, mais tout de même remarquée dès son premier roman, Hilarotragedia (récemment traduit chez Zones sensibles par Christophe Mileschi) dont la difficulté de lecture était telle que l’inversion et le manque de pages demeurèrent inaperçues dans la première édition pendant plusieurs années. Il devint alors éphémèrement un des chefs de file de la littérature hermétique du Groupe 63, tête de turc de Pasolini qui avait en horreur cette avant-garde qui le lui rendait bien. Manganelli, comme Edoardo Sanguinetti ou Nanni Balestrini, devaient du reste être rapidement traduits en français en rejoignant leurs équivalents hexagonaux, auteurs des collections « Fiction & Cie » ou « Tel Quel » au Seuil.

Mais Manganelli allait suivre son chemin de façon plus solitaire, en construisant une œuvre désormais inclassable, constituée de monologues angoissants et de lectures réflexives insolites, dominées par une sorte d’anthropologie ou théologie très personnelles, fondées sur une vision négative du réel. Se rapprochant alors à la fois (si l’on veut chercher des correspondances à travers les frontières) de celles de Maurice Blanchot ou de Roger Laporte, l’œuvre de Manganelli est essentiellement spéculaire, tournée vers son travail même d’élaboration et laissant à la perception une fonction de déréalisation. Il en résulte un univers littéraire très onirique, mais aussi très ironique. Le titre de son premier livre est assez clair sur la tonalité qu’il voulait donner à son style, entre l’angoisse et la dérision. Constamment et abondamment traduite en français malgré son caractère élitiste et le plus souvent obscur, elle a eu de nombreux éditeurs, parmi les plus exigeants. Outre le Seuil, Christian Bourgois, José Corti, L’Arpenteur, Le Promeneur, Denoël, Petite Bibliothèque Ombres, Editions W, Editions Cent Pages.

La traduction des critiques d’art réunis sous le titre Salons est l’occasion de découvrir cette œuvre, en empruntant une porte secondaire, mais particulièrement directe, en réalité. Car on comprend, en les lisant, quel rapport Manganelli entretenait avec la création chez ses confrères qui pratiquaient un autre art que l’écriture, mais lui permettaient de comprendre comment il fonctionnait lui-même par comparaison ou par opposition. Il s’agit donc bien d’articles circonstanciels, liés à des expositions temporaires, mais le point de vue de l’écrivain y est si particulier et subjectif qu’il est difficile d’y déceler autre chose qu’un prétexte à un monologue intérieur, qui était sa manière dominante dans ses autres livres.

Voyons par exemple comment, saisissant l’occasion d’une exposition collective de photographies, il décrit l’une d’elle et passe immédiatement à une généralité qui renvoie à ses propres obsessions (sur la mort, sur la disparition, sur un univers d’outre-tombe, sur l’effacement et sur l’impossibilité d’accéder immédiatement à la présence) : « Toute image fait allusion à une fin, elle est la célébration d’un moment parfait, et, dans le même temps, c’est une image sur une tombe, toute image est pétrie de mémoire, même si, à proprement parler personne ne se souvient ; la mémoire fait partie des fibres qui régissent l’univers. » On a, par cette simple citation, une idée déjà assez juste du style de Manganelli. Mais le paragraphe continue, laissant s’affronter, dans l’esprit angoissé de l’auteur, les forces négatives (de la dissipation, du néant) et celles qui permettent cependant à la photographie d’être vue et qui sont des sortes de rayons lumineux, mais qui ne tiennent leur pouvoir de représentation que de celles auxquelles elle s’oppose… « … le sentiment le plus intense et encore plus lumineux est que ces figures, images, ces signes qui possèdent pour nous un nom sont différents du néant d’un degré à peine mesurable ; ce sont des fantômes. Mais le néant ne parviendra jamais à déglutir la grâce décharnée et exsangue d’un fantôme, une ombre ignare d’un corps. »

On retrouve cette hantise de la représentation du néant, produite par le néant et y revenant, le combattant, mais finalement, d’une manière ou d’une autre, vaincue par lui, dans les différentes mini-monographies (de trois ou quatre pages) que ses comptes-rendus proposent. Ainsi des tableaux les plus fameux d’Edvard Munch : « La mort est intéressante parce qu’elle propose les thèmes de la dynamique de l’espace scénique — mettre au clair que le protagoniste est une absence, et une absence présente, et, d’ailleurs, inévitablement désorientée aussitôt arrivée. »

Lalique avec ses verres évanescents, loin d’être le concepteur de simples objets décoratifs ou de bijoux, devient un grand prêtre du Rien et de la Nuit. « Dire que le verre de Lalique est “mort” signifie qu’il est “passé”, qu’il a subi une métamorphose qu’il nous faut supposer nocturne, puisque la nuit est le temps des métamorphoses ; mais de par sa nature faussement liquide, cette halte nocturne n’a laissé trace aucune, sinon le sentiment profond, naïf et même terrible, que certaine insondable transformation est survenue. La mort du verre n’est pas un événement ; à aucun moment, le verre, aucun verre, n’a aspiré à la vie. » La dernière partie de ce long raisonnement se poursuit sur une autre thématique, également chère à Manganelli, celle de la souveraineté, de la royauté, du pouvoir impérial de l’art sur le réel, ce réel fût-il détruit, et réduit à l’état fantomatique.

Bien entendu, l’auteur est à son affaire quand il décrit des tableaux de ruines, où l’absence de toute humanité satisfait son besoin d’anéantissement et où éclate sa thèse d’une sorte de précarité universelle dont l’art aurait pour charge capitale d’illustrer le désastre. Il n’est pas jusqu’aux tableaux les plus conventionnels (comme, par exemple, des compositions florales), qui n’excitent en Manganelli cette passion de la désintégration du monde. « Il n’est pas impossible que les fleurs aient été tenues pour les gestes effroyables d’une présence invisible ; qu’il y eût certaine peur des fleurs ; que la panique, qui faisait allusion à un dieu agreste, fût justement une peur incontrôlable des fleurs, de leur sauvage éphémère et resplendissante épiphanie en tout lieu sur la terre. »

De même les photographies, mondaines ou de mode, de Cecil Beaton, avec tout le respect que l’on droit à ce grand artiste, photographe, décorateur et costumier, mais dont l’art est tout de même limité à une fonction plutôt subalterne par rapport à la véritable création, prennent, sous le regard de Manganelli, une dimension impérieuse qui le rapproche (et il a raison !) de la littérature énigmatique : « Il sait regarder une femme assise enveloppée dans l’argent d’une robe, qui parle à une autre femme parée d’argent, de la manière, bouleversée et immobile, captieuse et délibérément emphatique, avec laquelle Henry James manœuvre sa syntaxe. Inaccessible, la manière de James, mais non moins inaccessible, l’apparente froideur du geste visuel de Beaton. »

On pourrait citer la totalité de ces comptes-rendus tant ils recèlent de richesses d’analyses insolites (on peut d’ailleurs regretter que ne soit pas précisée la nature des expositions qui les ont suscités et dont parfois on ne comprend le sujet et même le lieu que de façon floue, car on mesurerait mieux la transfiguration que leur fait subir le regard de Manganelli), mais c’est lorsqu’il en vient à décrire lui-même son propre travail d’analyste qu’il est probablement au cœur même de sa passion, qu’il compare à l’humble geste du boulanger qui pétrit et enfourne ou à celui du maçon, du cultivateur, mais qu’il appelle « le théâtre du travail ».

Et, commentant les tableaux de Paul Delvaux et l’étrangeté de leurs titres, Manganelli en revient à sa marotte : l’inexistence. Mais c’est aussi pour lui, une façon de subordonner la peinture à la littérature. La référence première demeure pour lui le geste d’écrire plus que celui de peindre, de sculpter, de photographier ou d’édifier. Et mieux encore, si ce geste même cesse d’exister. « Devons-nous croire qu’ayant peint un tableau qui commente les épisodes inconnus d’un livre hypothétique, Delvaux doive par là même être rangé dans la classe des lettrés ? Et que, de ce fait même, son non-livre appartiendrait, comme Delvaux lui-même, à l’histoire des entreprises littéraires ? »

Il y a eu, en Angleterre et en France, au XIXe siècle, toute une littérature tendant à démontrer que Napoléon n’avait jamais existé, qu’il ne fut rien qu’une construction mentale. Salvatore Nigro avait réuni, il y a quelques années, chez Sellerio, sous le titre L’imperatore inesistente, ces pamphlets (de Jean-Baptiste Perès, Richard Whately et William Fitzgerald), rédigés dans un style illuministe volontairement caricatural, sur le modèle de  fake news dont raffolait le XVIIIe siècle anglais, des journaux entiers publiant des nouvelles extravagantes, anecdotes curieuses sur des monstres ou des événements politiques fantasques. En lisant certains chapitres de Salons, on se doute que leur auteur s’est nourri de cette littérature assez borgésienne. En plusieurs endroits, Manganelli met en doute l’existence des empereurs de Chine, de Marco Polo, de Maximilien Ier, bref de figures historiques, mais mythiques qui trouvent dans leur inexistence leur plénitude, et la collection hétéroclite de l’archiduc autrichien devenu empereur du Mexique devient le point de départ d’une rêverie sur « le concepteur hasardeux d’une vie improbable ». Et Manganelli pose à son propos : « Est-il le collectionneur de lui-même ? » Question que tout lecteur peut adresser à l’auteur de ces précieuses fantasmagories.

René de Ceccatty

Salons, de Giorgio Manganelli
Traduit, annoté et postfacé par Philippe Di Meo
L'Atelier contemporain, 160 pages, 20 €

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