«Black-blanc-beur»: nous nous sommes tant aimés

Publié le 26 juin 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin
Le 12 juillet 1998, en finale de son Mondial, la France bat le légendaire Brésil sur le score sans appel de 3-0. Le pays explose de bonheur et célèbre une équipe qui semble incarner autant un peuple qu’un modèle républicain. 

«Ils ne vieilliront plus.» Soldée par ces quatre mots définitifs d’un éditorial de l’Humanité, publié au lendemain d’un certain 12 juillet 1998, l’aventure individuelle d’une équipe de France de football devenait, par la force d’un événement digne de la Libération, un corps collectif constitué pour l’histoire. Depuis, chacun y prend sa place, petite ou grande, mais avec un trait commun rare et unificateur: qui que nous soyons, impliqués ou non, supporteurs dingues ou rêveurs solitaires, nous savons où nous étions ce jour-là, et cette date, épinglée dans notre mémoire vive, compose à elle seule un inépuisable dictionnaire amoureux d’une philosophie émotionnelle en tant que genre. Il y a vingt ans, c’était hier. Et déjà loin. Très loin même, cette image sportive de joie absolue dans ce pays «black-blanc-beur», chauve ou chevelue, chantant bras dessus bras dessous «la Marseillaise» en attisant et réveillant une ferveur populaire jamais entrevue dans nos cœurs contemporains. Ces joueurs étaient alors la représentation d’une «France tricolore et multicolore», comme l’a dit le président Jacques Chirac, affublé de son maillot bleu frappé du coq, fier comme un gamin de douze ans. Ces footballeurs redonnaient «de la citoyenneté à tous, là où, parfois, elle se perdait dans le magma des querelles nationales, pour ne pas dire nationalistes», expliquait la ministre de la Jeunesse et des Sports, Marie-George Buffet. Elle avait raison. Durant cette Coupe du monde, et jusqu’à son apothéose contre le prestigieux Brésil, nous nous sommes tant aimés. Nous, peuple d’une citoyenneté retrouvée, assumée. À dire vrai, nous étions tellement heureux que nous avions peur de nous serrer dans nos bras devenus, soudain, si puissants. Quand le visage de Zinédine Zidane, fils d’immigrés algériens, a été projeté sur l’arc de Triomphe et que les foules massées scandaient «Zizou président!», la démographe Michèle Tribalat indiquait que les Bleus «avaient fait plus pour l’intégration que des années de politique de la ville». Les héros eux-mêmes, poussés dans le dos, tenaient des propos comparables et racontaient l’amitié parfaitement multiculturelle qui les soudait dans le vestiaire, avec un sentiment insolent qui n’était pas sans rappeler les années 1970. Insolents, nous l’étions tous. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, nous pensions aux quartiers populaires et à leurs souffrances, en nous disant que quelque chose de palpable surgissait dans l’ardeur d’un triomphe mondial et qu’il aurait été «absurde de ne pas en tirer des enseignements positifs, pour le bien commun, et tenter de transformer le surgissement de cet événement imprévisible en maxime politique concrète»,comme l’affirmait, à l’époque, le philosophe Jacques Derrida. D’ailleurs l’opinion publique y participait. Zidane, «personnalité préférée des Français», s’installait en tête du classement semestriel du Journal du dimanche. Cela nous paraissait normal, sinon logique.

Nous avions en tête le passé récent et nous n’oublions pas que, quinze ans plus tôt, la Marche pour l’égalité était devenue la Marche des beurs (1), ayant généré SOS Racisme, aux intentions louables mais naïves et juvéniles, avant d’être récupérées et de finir par un gigantesque rendez-vous manqué. La nouvelle aspiration en trichromie black-blanc-beur de la bande d’Aimé Jacquet méritait d’être saluée comme l’un des symboles de l’intégration. Pourquoi ce rêve tournerait-il au cauchemar emprunté aux pires mythologies coloniales qui correspondaient bien peu à la réalité de nos enfants, qui ne cessaient – et ne cessent – de crier qu’ils ne sont pas des couleurs, mais des enfants de la patrie? Les maîtres du monde couronnés à Saint-Denis, au Stade de France, rivalisaient avec les dieux, hissés au rang de «légendes éternelles», commençaient à profiter d’une gloire qui, contrairement à une réconciliation black-blanc-beur un peu vite décrétée, allait durer plus qu’un mois d’été. Chacun tracerait sa route vers des trajectoires disparates, mais avec, en eux, une force collective gravée dans le marbre de la plus grande des victoires. Des «intouchables». Ou presque. Pourtant, en 1999 et en 2000, malgré ces Bleus-là, les Français se déclaraient «plus racistes» dans une étude de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, qui osait poser une nouvelle question dans leur sondage: «Y a-t-il trop de joueurs d’origine étrangère dans l’équipe de France de football?» Pas moins de 36% des personnes interrogées répondaient positivement. Un choc. Une partie de l’«opinion publique» relayait ainsi les paroles délirantes de Le Pen, de quelques socialistes égarés ou encore du philosophe Alain Finkielkraut, qui se plaignaient du grand nombre de «joueurs noirs et arabes», cachant mal, en vérité, leur haine des classes populaires, fortement représentées chez les Bleus où foisonnaient, par ailleurs, un grand nombre d’héritiers de l’immigration ou des DOM-TOM: Bernard Lama, Vincent Candela, Marcel Desailly, Lilian Thuram, Patrick Vieira, Youri Djorkaeff, Zinédine Zidane, Robert Pirès, Alain Boghossian, Christian Karembeu, Thierry Henry, Bernard Diomède, David Trezeguet… Mais le rêve black-blanc-beur, s’il a existé, avait surtout des origines moins colorées que sociales. «En étudiant les biographies des joueurs, on découvre qu’une majorité d’entre eux est issue des classes populaires françaises traditionnelles, analyse le sociologue Stéphane Beaud (2). On pourrait dire que, à travers eux, c’est la France ouvrière et rurale des Trente Glorieuses qui vit son crépuscule en offrant à l’équipe nationale ses plus beaux produits footballistiques. Plus fondamentalement, à travers cette filiation, c’est tout un ethos sportif et social qui est transmis: le sens du collectif, une certaine forme d’humilité, le respect des anciens, l’amour du maillot tricolore et de la patrie (…), typique de celle des milieux populaires des années 1960-1970, à un moment où le monde ouvrier compte et pèse politiquement dans la société française.» Cette génération, qui représentait socialement la France populaire dans ses diverses composantes, avait pour mission d’engendrer des descendants. La réalité s’en est chargée autrement. Stéphane Beaud ajoute: «La spécificité des Bleus des équipes de 1998 à 2006, qui ont grandi en cité dans la période 1970-1985, est d’avoir connu des quartiers d’habitat social (HLM) qui conservent malgré tout une certaine mixité sociale structurée par des valeurs, notamment celle du travail. Des groupes de copains dans lesquels grandissent les futurs footballeurs sont composites, français, algériens, portugais, espagnols, antillais, africains…» Alors que beaucoup de champions du monde étaient encore en activité, les «révoltes» de novembre 2005 dans les banlieues, largement habitées par une population héritière de l’immigration, montrèrent la faillite de l’intégration sociale. Face à un Nicolas Sarkozy qui n’hésita pas à traiter certains jeunes de «racailles», le défenseur Lilian Thuram, l’un des Bleus les plus impliqués idéologiquement et philosophiquement, répliqua: «Moi aussi j’ai grandi en banlieue. Moi aussi il m’a traité de “racaille”. Mais je ne suis pas une racaille. Ce que je voulais, c’est travailler. Il (Sarkozy) n’a peut-être pas compris cette subtilité » (3).
Thuram le savait mieux que quiconque: la situation des quartiers populaires s’est dégradée depuis le début des années 1990. Chômage de masse, paupérisation matérielle de familles résidentes, échec scolaire des enfants, montée du trafic de drogue et de l’économie parallèle, d’où la fuite accélérée des classes populaires stables, la concentration de nouvelles populations immigrées. D’où également le surgissement dans l’espace public d’une nouvelle figure: celle du «jeune de cité», puis du «joueur de cité».
Avec les années, le black-blanc-beur des Bleus de 1998 – celui des joueurs – ne résista pas non plus au choc des générations. Des frictions se produisirent en effet entre, d’un côté, les «cadres» de l’équipe de France (Thuram, Makelele, Gallas) et, de l’autre, les joueurs de la «génération 1987», présentés à juste titre comme la «relève» (Benzema, Ben Arfa et Nasri), des enfants qui pouvaient être considérés comme ceux de la «ségrégation urbaine» et de la «marginalisation sociale» des quartiers dans lesquels ils ont grandi. Le football français, qui a touché l’Olympe un 12 juillet 1998, provoquant une massive adhésion nationale, porte sur lui les marqueurs contemporains de la banlieue. Entre champions du monde, la question n’a été que rarement abordée… sur le plan politique. Face à la réalité, sans doute auraient-ils pu jouer un rôle d’influence.

Lors du dixième anniversaire du titre, en 2008, Bernard Lama, le gardien de but remplaçant, avait même rédigé un plan d’action: «France 98 est LA référence du football français. La plupart d’entre nous sommes des hommes d’influence et je pensais, à l’époque, qu’il fallait aller plus loin. Créer un lobby dans le bon sens du terme. L’idée, c’était de créer un cercle de réflexion et d’être une force de propositions», nous a-t-il déclaré. Si depuis Lilian Thuram a créé sa propre fondation, Bernard Lama, dépité, avait été contraint de remballer son ambition: «Ils ont majoritairement refusé. Certains ne voulaient pas s’emmerder. D’autres avaient des visées personnelles. D’autres encore n’ont pas la dimension. Ce sont des joueurs de foot. Point barre.»
Lilian Thuram ne le cache pas. Il nous a confié: «L’aspiration black-blanc-beur n’était pas que symbolique, mais d’abord et avant tout une idée politique, car elle représentait ce qu’est la France dans son âme, et ça ne devrait poser de problème à personne… Sauf qu’il s’agit d’un combat quotidien! La situation ne s’est pas améliorée depuis, c’est même le contraire. Nous, on a juste gagné le Mondial, on n’a pas changé la France grâce à cette victoire. La France, elle est plus repliée, étriquée et plus nationaliste qu’en 1998.»
Les mythes ont la vie dure. Les rêves ont été déçus, ou trahis, aussi. Il y a bien eu, à l’été 1998, un moment inédit de rapprochement des groupes socio-ethniques, incarné par des joueurs adulés. Cet événement n’était pas suspendu dans un vide social et politique. Cette victoire sportive et symbolique ne venait pas de nulle part. C’était celle du modèle social français. Celui de l’esprit fondateur de la République, autour du vivre-ensemble et de la laïcité.
Ce moment a eu lieu, dans sa folie régénératrice et imparfaite, preuve que certaines valeurs sont toujours vivantes et actives, et qu’elles auraient pu trouver dans cette équipe de 98 un moyen inédit d’expression. «C’était l’idée d’un avenir de concert entre les jeunes de banlieue et le reste de la société française,conclut le sociologue Stéphane Beaud. Hélas sans lendemain. Aucune facilité sociologique à cette issue. Les fracas de la nouvelle donne géopolitique conjugués aux fractures sociales internes à la société française et à l’insigne faiblesse des politiques publiques ont contribué à enterrer ce mythe mobilisateur de la France black-blanc-beur»(4). Il paraît que nos Géants de 1998 ne vieillissent plus. Quant à nous…
(1) Voir l’«HD» n°389 du 28 novembre 2013, «3 décembre 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme», par Alexandre Borrell.
(2)  «Affreux, riches et méchants? Un autre regard sur les Bleus», de Stéphane Beaud. La Découverte, 2014.
(3) Communiqué du jour, le 13 novembre 2005, publié par l’AFP.
(4) Stéphane Beaud, ibid.
[ARTICLE publié dans l'Humanité Dimanche, juin 2018.]