Magazine Régions du monde

Medelice : rêves de tours abolies et de béton des-armé

Publié le 25 juin 2018 par Aicasc @aica_sc

MÉDÉLICE 2018, Habitation Clément, 24 juin 2018

RÊVES DE TOURS ABOLIES

ET DE BÉTON DES-ARMÉ

POUR UNE RECHERCHE D’ÉQUILIBRES D’ÉNERGIES

Cécile BERTIN-ELISABETH, Université des Antilles, CRILLASH-CEREAP

 

MEDELICE : RÊVES DE TOURS ABOLIES ET DE BÉTON DES-ARMÉ

Sans titre

Lorsqu’un artiste comme Raymond Médélice qui produit depuis plusieurs années et dont on sait reconnaître le style inimitable propose une nouvelle exposition, nous ne pouvons manquer de nous demander quelle tour-nure aura pris son travail actuel, entre identité et variations.  Que nous apporte alors l’exposition de Raymond Médélice de 2018 ?

Partir d’une phrase nous a semblé important, car il convient de rappeler que Raymond Médélice précise qu’il écrit d’abord un texte pour ensuite produire sur la toile. Ce sera de ce fait notre façon de nous couler dans la méthode médélicienne. Nous avons alors choisi un écrit de Pierre Pinalie qui concluait son analyse des expositions de 2006 de Raymond Médélice entre la Case à Léo de l’Habitation Clément et la Galerie JM’Arts de la rue Quimcampoix à côté de Beaubourg -expositions dans lesquelles l’humain était parfois réduit à des têtes-synecdoques de toutes les « profitations »[1]– en affirmant : « La peinture de Raymond Médélice offre une fresque objectivement tragique de l’état dans lequel notre planète est en train de s’enfoncer »[2].

Il nous semble que cette phrase pourrait servir de fil conducteur et interrogateur-comme le filament d’une ampoule permet de conduire l’énergie nécessaire pour nous éclairer-à cette nouvelle exposition du regard que Raymond Médélice porte sur le monde. Il s’agit bien d’une fresque, de fresques puisque  la plupart des œuvres de cette exposition sont en effet de dimension importante, avec 6, voire 7 mètres de large et deux mètres cinquante de haut.

Que voyons-nous sur ces toiles ? Des tours répondrez-vous sans détours. Dès lors, comment un ensemble de toiles qui regorgent de tours monumentales, au propre comme au figuré, et donc a priori de symboles d’élévation, peuvent-elles être mises en relation avec l’action de « s’enfoncer » proposée dans la citation de Pierre Pinalie?  C’est apparent paradoxe convoque d’entrée de jeu la notion de DÉSÉQUILIBRE ou pour le moins de tension entre ce qui s’élève vers les cieux (je ne dirai pas l’azur vu le changement de palette de Médélice dans cette exposition) et ce qui s’en éloigne. Cette tension pourrait nous permettre d’appréhender une partie de l’inquiétude médélicienne que cet artiste préfère présenter en tant que « rêves »,comme nous invite à le penser le titre de cette exposition : « De formidables machines à rêver ».

S’agit-il d’un rêve éveillé ou d’un cauchemar au quotidien à transcender ? Rêve en tous les cas non dénué de symboles, qu’ils soient freudiens ou échappées du bestiaire médélicien comme ces piranhas stylisés aux dents acérés comme autant de fers hérissés ou de tours miniaturisées.Ces éléments tueurs si nombreux dans l’œuvre M. 6, motifs reproduits à l’envi sur cette toile médélicienne, figurent de façon explicite la tonalité mortifère sous-jacente de cette exposition.

Le rôle des rêves est justement de permettre à la vie de l’emporter, « d’établir dans le psychisme  d’une personne, une sorte d’équilibre compensateur »[3]. Rêvons donc pour ne pas être fous, surtout quand le monde qui nous entoure présente de « formidables » (dans le sens de gigantesques) déséquilibres que Raymond Médélice nous invite à questionner de façon dé-tour-née avec des tours qui happent les énergies positives de nos cités. Ces tours peuvent d’ailleurs, comme nous y invitent le titre de cette exposition, être vues comme des machines en ce qu’elles sont issues de l’action de l’homme, créées par celui-ci, qui se pensant deus ex machina et donc démiurge, croit détenir tous les pouvoirs, à l’instar des hommes présentés dans la Bible qui voulurent ériger la tour de Babel. Ces tours de Babel, revisitées par Raymond Médélice en tant que lieu de concentration des pouvoirs, des orgueils, des idéologies réductrices et destructrices, sont alors les synecdoques d’une civilisation occidentale dont Médélice critique les fermetures, en un terrible jeu de déséquilibres qu’il rend visible par l’apparent paradoxe entre les actions de s’élever et  de s’enfoncer.

Vous aurez donc, je l’espère, mieux compris pourquoi nous allons continuer à utiliser la phrase de Pierre Pinalie : « La peinture de Raymond Médélice offre une fresque objectivement tragique de l’état dans lequel notre planète est en train de s’enfoncer »,en tant que  « méthode » possible, c’est-à-dire comme l’indique l’origine grecque de ce terme, comme un « chemin » pour découvrir, ensemble, en déambulant au travers de cette vaste salle d’exposition,  les rêves de tours abolies et de béton dés-armé.

MEDELICE : RÊVES DE TOURS ABOLIES ET DE BÉTON DES-ARMÉ

Pour tenter ce faisant de ressentir les divers fluides qui emplissent ces toiles, toujours réalisées avec la technique du couteau et de la peinture acrylique, réunis en une série de stries qui nous rappellent que Gilles Deleuze et Félix Guattari, philosophes qui distinguent justement entre espace lisse et espace striés[4]-ou Deleuze seul qui s’intéresse plus particulièrement au pli[5]-, nous invitent à réfléchir à la notion d’espace, entre espace strié, balisé, codifié, compartimenté, jalonné de flux de toutes sortes de lignes, espace compartimenté et territorialisé et espace lisse, insaisissable tant il est étendu, où l’homme, nomade, peut déambuler à son gré : espace ouvert, déterritorialisé.

Ces lignes d’énergie médéliciennes s’enroulent ensemble et toujours séparées en intervalles réguliers, comme une géohistoire et géophilosophie continument contée, avec un rêve très deleuzien d’« espace lisse (…) peuplé de forces et de flux, constituant un espace fluide, mouvant, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère »[6].

L’œuvre M.6 a été retenue pour l’affiche. Elle a initialement porté un titre, à savoir :  « Entreprendre ». Titre effacé, aboli, mais dont la dynamique nous semble importante à rappeler.

Entreprendre, c’est selon le dictionnaire Larousse : « commencer à exécuter une action, en général longue et complexe »[7]. Rien de plus logique donc que de commencer la visite de cette exposition par cette œuvre. C’est aussi une façon d’avoir « un entretien » avec quelqu’un pour « essayer de connaître son avis, sa position sur un sujet (…) ou pour essayer de la convaincre ». Comment donc Raymond Médélice nous entreprend-il et entreprend de nous transmettre son message ? En somme, quelle est l’intentionnalité sous-tendue par cette exposition ?

Entreprendre a aussi, le sens plus rarement certes, d’attaquer, d’harceler[8]. Engager une action hostile envers quelqu’un semble être le programme de ces tours comme de fer armées, baïonnettes à découvert, fendant un ciel qui n’est plus bleu.

Entreprendre transcrit donc une action et s’oppose à toute passivité. Le dynamisme est en effet présent dans ces œuvres médéliciennes au travers de flux d’énergie, mis en évidence par des couleurs fluorescentes qui leur donnent vie et des dynamiques de formes avec même des figurations de flèches, mais des flèches qui ont tendance à descendre… Ce concept de l’énergie nous semble capital dans l’œuvre de Médélice en ce qu’il est une force qui permet de vaincre les inerties et les résistances. L’énergie est aussi associée à une vertu morale (le terme vertu apparaît ici d’ailleurs dans les textes de Médelice dans Ode a Batman).

En physique, on emploie le terme d’énergie pour désigner une capacité à modifier un état ou à produire un travail entraînant un mouvement ou générant un rayonnement ou de la chaleur. Le mot vient d’ailleurs du grec et signifie « force en action ».

Certains y verront une perception ésotérique (plus que mystique ?) du monde médélicien, en  tant qu’énergie-souffle de vie, pneuma vitaliste. A la fois morale et physique, l’énergie traverse les divers étages de ces tours, les cieux  éthérés et toutes les formes construites ou en devenir. A l’instar du souffle de vie, l’art médélicien transmet cette énergie de vie face aux tours mortifères de nos égoïsmes, de nos recherches purement économiques et des déséquilibres engendrés par les appétits de domination de toutes ces multinationales qui gèrent le monde depuis des tours comme celles-ci.

Des flux, des forces, des énergies… Il s’agit bien de nous communiquer des énergies qui fusent en de multiples tracées colorées, seules ou comme s’échappant des murs en béton armé et des fers.

On notera l’importance des couleurs vives, dominantes dans cette première série de réalisations présentées dans cette exposition. Nous y retrouvons même l’une des toiles les plus anciennes de cette exposition, datée de 2014, plutôt, co-datée, marquant la transition entre deux années ; cadeau de nouvel an que nous a fait Raymond Médélice (qui nous a expliqué avoir réalisé cette œuvre entre le 31 décembre et le 1er janvier), gémellité de dates qui est déjà en soi une marque dynamique. La matière médélicienne y est comme montrée dans sa gestation. L’énergie y apparaît même en concentré dans des carrés bleus recouverts de points jaunes ; carrés macros (à gauche comme en macro-ombre), carrés micros, carrés nanos, s’enfilant les uns aux autres pour créer de la matière, comme un édifice (future tour ?) en train de se monter.  Cette molécularisation de la construction de nos sociétés modernes semble se réaliser loin de la nature et,de ce fait,en ressort comme contre-nature.Ces carrés sont importants, car ils peuvent apparaître comme une transition avec les cubes des œuvres médéliciennes des années 2005.

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Sans titre

Ainsi pouvons-nous voir l’infiniment petit, une nanotechnologie en marche, une machine à rêver ou à pleurer en gestation, avec une évolution bien notable dans le triptyque M.7 qui va s’élevant de gauche à droite et débouche sur une sorte de corne d’abondance ambivalente où le gris/noir (du carbone des machines ?) commence à remplacer le bleu (de l’eau vitale des rêves[9]). Cet assombrissement de la palette de Raymond Médélice va se confirmer en 2017-2018.

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Hommage à Suffrin
photo Michèle Arretche

Pour bien nous rendre compte de l’évolution du choix des couleurs, il importe de nous reporter au polyptique réalisé en l’honneur de l’artiste Edmond Evrard Suffrin, « prophète du dogme de Cham, interprétation nègre de la geste biblique »[10] à qui Médélice a rendu hommage en 2013, comme le rappelle cette œuvre gigantesque réalisée justement à cette date. Cette œuvre est riche en couleurs et propose la palette d’une société en vie malgré les souffrances d’une histoire issue de l’écrasement colonial.

Le bleu de la mer, réunie comme en îlot -pour favoriser peut-être la pensée métaphorique de l’île, en tant que terre entourée d’eau et attirer notre attention sur toutes les insularisations-, frappe de prime abord. Des bateaux, sortes des coques de noix -aux voiles en filaments évocateurs de douleurs-, trop nombreux pour être les caravelles de Christophe Colomb pourraient être des bateaux négriers du commerce triangulaire ou tout autre bateau, lieu de souffrance comme ceux aussi des boat-people, sont présentés au cœur de ce triptyque. A gauche, des cases au toit de tôle ondulée façon rue case nègres du système plantationnaire passé et présent et, à droite, des spirales en fil de fer barbelé[11], éléments revisités peut-être des chaînes de l’esclavage, de ce fer en tous les cas introduit en Amérique par les Européens ; de ce fer qui en créole dit bien la douleur de celui qui « prend du fer »…

6 (4+2) spirales de barbelés auxquels font écho les termes :« Sécurité » et « interdit », présentés comme cloisonnés,du texte qui accompagne cette œuvre. Il convient de souligner que ce texte est inspiré des paroles de Suffrin, texte d’ailleurs déjà revisité par Médélice en 2013 dans d’autres productions, texte relu à nouveau avec des couleurs et un mélange de polices propres à l’hybridité médélicienne. Est alors mis en exergue, par sa rareté dans la palettemédélicienne de cette exposition, la couleur verte, employée pour l’adverbe : « tout », terme qui évoque le monde. Car Médélice ne s’adresse pas qu’à la Martinique ; ce sont l’ensemble des déséquilibres issus du monde occidental qui retiennent son attention et son message se veut ainsi universel.

« La peinture de Raymond Médélice offre une fresque objectivement tragique de l’état dans lequel notre planète est en train de s’enfoncer » affirme Pinalie. C’est bien ce que nous disait Raymond Médélice lui-même dans La voix de son maître, en 1995, sur un ton prophétique : « L’horrible guerre sera la Grande Moisson pour le malheur, ce sera une persistance de la mort, un processus de non retour et de la désespérance jusqu’à 10 000 ans ».

Oui, la guerre est bien présente dans cette exposition de 2018, comme le souligne sans équivoque cette toile à la tour détruite, à la tour abolie dirons-nous. La guerre et le fer, ne serait-ce que celui du béton armé, comme mis à nu pour mieux souligner son danger. Fer d’anciennes chaînes toujours présentes, comme camouflées sous d’apparentes modernités (comme celle des immeubles), mais au même pouvoir destructeur, celui d’une colonialité qui n’est plus affichée, mais continue de perturber les énergies en quête d’harmonie et d’équilibre.

Médélice produit alors plusieurs sortes de tours.  Même sa signature se verticalise autour de ces tours parfois dans cette exposition. L’énergie qui sort de ces tours n’est plus vraiment colorée. Les fils de fer, finement dessinés,  semblent agir comme des antennes entourées d’ondes perturbatrices. L’énergie peut apparaître en concentré avec de petits points colorés sur une masse arrondie. Où sommes-nous ? Dans une ville stylisée ? On n’en voit en tous les cas que des édifices encore en construction. Aucun être humain à l’horizon… La stylisation se poursuit…Et toujours ces flux d’énergies colorés, plutôt bicolores désormais.

Raymond Médélice évoquait en effet en 1995 des « rêves pétrifiés » face à divers forfaits et « crimes, passés, présents et à venir »[12] absouts par les pouvoirs en place. Il avait peint par exemple en 2009 des armes comme dans ses Contes et légendes journalistiques, n°4 ou encore des billets de banque comme dans « L’argent, la chance et le désespoir » en 1995 ; autant de façon de représenter les formes de pouvoir et d’exploitation d’une humanité entre rêves et chimères.

Ces tours de Babel de 2017 étaient donc déjà en gestation dix ans plus tôt, en creux en quelque sorte, dans la série « Rêve de café », de par la présence de strates, comme en pièces détachées. Les pièces se sont, sur les 6 années réunies dans cette exposition de 2013 à 2018 assemblées, durcifiées, et ont donné ces tours sans humanités.

Les enclos et forfait de 1995 proposaient déjà de géométriques sous-bassements, telles des fondations de ces tours  où les forces du Mal qu’évoquaitMédélice dans la citation de Pierre Pinalieque nous avons rappelée ont achevé leur destruction. Dans Le forfait, le ciel était empli d’une gigantesque marelle ou cube hors norme aux facettes déployées. Désormais, en  2017-2018, la possible construction de l’enfermement pensée en 1995,s’est réalisée, s’est verticalisée et a ainsi gagné en brutalité.

La poursuite des chimères de 1995 annonçait donc en quelque sorte la couleur, au propre comme au figuré, avec ses couleurs acides désormais clairement fluorescentes et ce texte : « Les jouets de départ, sont devenus de fer (…) »[13]. L’homme a été pris à son propre jeu de destruction… Les boîtes et le ressort de ces boîtes de Pandore sont en 2017 devenus des tours, littéralement en « béton armé », prêtes à tuer. D’ailleurs, ces œuvres portent des noms d’armes… M7… M11… M3…

Plus de spirales de ce fer, mais sa brutale verticalité (ou une spirale en fil barbelé) qui renforce sa dureté. Plus de ciel encore bleuté ou rosé, mais le vide de l’inhumanité créée par l’être humain qui n’est même plus présent dans sa figuration de pantin sorti d’une boîte à musique déréglée. Abolis donc les pantins sortant de ces boîtes à ressort comme des rappels du Pantin de Francisco de Goya qui avaient peuplé les chimères médéliciennes.

BÉTON ARMÉ DE TOURS QUI SANS DÉTOURS ANNONCE LA DESTRUCTION DE NOTRE HUMANITÉ.

Béton armé que Médélice nous invite à voir pour ne pas nous laisser tromper par les apparences enjoliveuses en mettant à nu la structure de ces tours, comme par étapes, comme un vaste chantier d’une déshumanisation en marche.

Verticale arrogance des pouvoirs, quels qu’ils soient, qui veulent dominer nos êtres et nos énergies vitales. Ces tours de Babel revisitées demeurent l’œuvre de l’orgueil humain et sont aussi symboles de tyrannie. La Bible nous dit que Dieu décide que les hommes ne puissent plus communiquer entre eux et les fit parler de multiples langues pour éviter qu’ils n’achèvent cette tour irrespectueuse. Dieu dit… Raymond Médélice ne dit plus, ne nomme plus… L’avancée de cette destruction est telle que Raymond Médélice ne prend plus la peine de l’exprimer par des titres explicites. En effet, ce qui a radicalement changé, c’est que Raymond Médélice nous présente des œuvres sans titre. Pourtant, Dominique Brebion, nous disait, à juste titre, que Raymond Médélice est un « peintre-poète »[14].Sa production n’a pas été envisagée jusqu’ici sans texte. Ici, les titres ont en quelque sorte été remplacés par d’énormes sous-titres qui sont une autre partie à part entière des polyptiques. Qui encadre qui ?  Qui accompagne qui ? Rien à voir avec une BD ou un système de bulles, mais une co-construction de signes et de sens, les mots et les choses réunis pour reprendre une célèbre formule (et titre) de Michel Foucault. La dimension sémiotique ne saurait être éludée dans l’œuvre de Médélice où le scriptural et le figural sont en résonance. Les décodages ne sont pas toujours aisés, car la phrase a ses vides, ses fautes d’orthographe qui n’en sont pas, comme un français des Antilles qui marronne à sa façon.

Ce revirement est assurément surprenant pour cet artiste-poète. Pourquoi cet apparent rejet, soudainement, des noms et des titres ? Peut-être faut-il y voir l’expression d’un écrasement, sous le poids de ces tours du Mal qui emplissent son travail actuel et déchirent l’air et les cieux.  Sans titre… Pour nous laisser libres de choisir notre lecture nous dit Médélice[15]. Sans titre… De crainte peut-être d’en avoir déjà trop dit contre cet Occident qui comprend en son sein le verbe occire…

Il importe alors de souligner le choix de l’orientalité chez Raymond Médélice, ne serait-ce que pour s’opposer à un trop plein d’écrasante occidentalité. A l’instar de véritableshaikus, ces courts et denses poèmes japonais sur la fugace beauté, les phrases de Médélice s’étirent, même écrites en lettres d’or pour mieux nous rappeler leur importance dans le processus de création de cet artiste, mêlant diverses polices, majuscules et minuscules, comme autant de voix réunies qui avancent ensemble comme les voies striées en blanc ou en couleur qui emplissent les œuvres que nous pouvons admirer aujourd’hui.

Le rythme de ces phrases rejoint le rythme de la dynamique des formes d’énergie.

Un Orient ou pour le moins un Japon, qui n’est jamais loin chez Raymond Médéliceavec sa recherche d’équilibre dans un monde occidentalisé déséquilibré. Médélice avec ce choix de dominante bichrome noir et blanc ne recherche-t-il pas l’équilibre brisé du ying et du yang ? En tous les cas, son traitement du vide et du plein paraît très oriental. La surabondance est désormais moindre dans l’œuvre de Médélice qui se vide.

Très japonisants sont ces nuages autour des tours qui s’écrasent du polyptique que nous nous permettons de nommer « Ode à Batman », comme issus d’encres, de laques ou d’estampes japonaises, résurgence de La grande vague de Kanagawa, célèbre estampe d’Hokusaï. Leur souffle ou leur énergie semble écraser les tours aux formes géométriques occidentales, aux fenêtres toutes fermées pour mieux dire l’enfermement de cette civilisation. Cette énergie quasiment aux formes d’ADN revisité, avec ses spirales comme autant d’éléments chromosomiques, se libère de ces tours, non par le bas, mais par le haut et participe du rêve d’abolition de ces tours et de tous les enfermements qu’elles représentent.

Nous pensons alors au fameux poème de Gérard de Nerval El Desdichado, c’est-à-dire celui qui est malheureux ; en créole, celui qui subit la « déveine » :

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Ce quatrain aurait pu être ajouté sous ce polyptique, s’il ne s’était agi de confronter Occident et Orient et d’espérer la chute de l’Occident transcrite par cette tour abolie.

Combien de tours comptons-nous ? Et qui s’accroche à ces tours ? Batman ?

Batman n’est pas Spiderman ou Superman. Phoniquement, Batman véhicule une violence. « Bat » comme le verbe « battre »… et renvoie comme en rime à Manhattan. Batman fait référenceégalement à un être de la nuit, la chauve-souris. Médélice s’était déjà intéressé aux dorlis… mais ici cet élément semble participer de l’assombrissement du monde médélicien, un monde sans Dieu occidental, mais pas sans énergie vitale à la façon orientale.

Ne peut-on d’ailleurs lire le texte de l’ode à Batman comme une reprise iconoclaste du « Notre Père » chrétien pour mieux attirer notre attention sur le nouveau Dieu du pouvoir nord-américain et mettre en avant la dimension mortifère de l’Occident en général dont nous avons déjà rappelé qu’il contient, étymologiquement, l’idée de tuer…  :

« Ô papa Batman toi qui descends du ciel pose sur nous ton juste regard et porte-nous assistance dans notre détresse par la seule vertu (e) de ton sceau projeté ». Pas de ponctuation ; une phrase en vers libres, un vers non écrasé, non enserré, par les pouvoirs de la métrique ou des politiques.

« Ode à Batman » est  une claire référence au monde étasunien et aux mythes actuels des super-héros nord-américains dont le monde de vie est celui des hautes tours de Manhattan ou d’Ailleurs ; tours jumelles incendiées et détruites, allusion peut-être en réminiscence au 11 septembre ; référence à la guerre en Irak nous dit Médélice.

Tour abolie… où les rougeoiements des flux d’énergie marquent la présence de vies en danger. Ce déséquilibre est pourtant accompagné d’une « ode », soit d’un chant ou une sorte de poème de célébration qui s’élève en une dimension incantatoire. Ces immeubles renferment diverses entreprises multinationales qui phagocytent le monde et l’humanité pour le profit ; dominant le monde de leur hauteur et de celle de leurs dividendes. Figuration du pouvoir, elles sont remises en cause par Médélice dont ce co-texte, qui à l’instar d’un contexte, nous éclaire en affirmant s’adresser à l’ensemble de ceux qui sont dominés :

« Nous tournons dans l’enclos sans le voir et d’un ton uni  nous répétons les choses sans même y croire parfois l’un de nous touche une forme et l’imagine sans la voir. Illusion sans pareil que rien pourrait rompre ce fragile équilibre ».

L’accumulation d’éléments exprimant la privation (« préposition « sans ») et la négation (« rien ») soulignent la précarité de cet « équilibre », justement présenté comme « fragile », car nous sommes aveugles, sourds et muets dans nos inconscientes acceptations de ces pouvoirs mondialisés qui nous en-tour-ent et en-tour-loupent…

Francisco de Goya y Lucientes avait réalisé ses Désastres de la guerre pour dire l’inhumanité de son époque. Médélice propose ses tours, à abolir, lieux de complots divers et de préparation de nouvelles exploitations alors qu’il semble impossible de voir ou savoir ce qui s’y trame même si leurs cloisonnements sont bien visibles.

Que reste-t-il alors comme espérance ?

Il nous reste une aspiration à l’élévation et des flux d’énergie… Il nous reste une certaine dimension ésotérique que les jeux sur les chiffres, notamment  avec le 6 que Médélice considère être son chiffre porte-bonheur et celui qui l’accompagne depuis l’année de sa naissance. Une seule œuvre de cette exposition date de 2016, présentée sous le titre M6, mais en fait initialement intitulée : « Entreprendre ». Début d’un cycle, assurément, nous l’avons rappelé.

Selon  René Allendy, le chiffre 6 marque « l’opposition de la créature au Créateur dans un équilibre indéfini ». L’homme peut donc choisir le Bien ou le Mal. Le 6 est alors le nombre de l’épreuve entre le Bien et le Mal nous disent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dans leur fameux Dictionnaire des symboles[16].  Chiffre de la perfection virtuelle pour certains (car 2 x Pi), et de ce fait, sans doute justement parce qu’il n’est pas la « vraie » perfection, chiffre du péché, de la Bête.Le monde fut créé selon la Bible en 6 jours ; il s’agit donc d’un chiffre clairement associé à la création, ce que ne peut manquer d’apprécier Médélice en tant qu’artiste.

Le chiffre 6, ce sont aussi les énergies, les six faces du solide. La conjonction de deux triangles inversés, l’équilibre de l’eau et du feu (emblème d’Israël), éléments avec lesquels Médélice a déjà « joué » avec ce 6 comme autant de cordes de guitare. 6 serait-il donc musical ? Il a en tous les cas du rythme et donne un tempo à cette exposition, notamment si on retient que 3+3 = 6.

6= 3+3, comme ces tours de sans titre M3.

6= 4+2 dans M1 ,

6= 3 en haut/ 3 en bas pour M.12…

Mondes de particules, d’atomes, de flux… Raymond Médélice nous introduit au cœur des quatre éléments dans la toile M.12. Il les représente d’ailleurs, symboles explicites de sa méthode de perception et de transcription du monde où, au-dessus de trois tours -où le fer transparaît même par la présence de clous-, nous retrouvons un rameau vert (couleur rare, je le rappelle, source de vie tangible) mais déjà un peu jauni, des flammes pour le feu (à la forme presque d’un dangereux maïs de Monsanto[17]qui détruit  les processus naturels) et un nuage à la fois d’air et d’eau.La réunion de l’air et de l’eau semble réduire la présence de cette eau vitale. Ces éléments naturels sont-ils encore « libres » vis-à-vis de ces emprisesau puissant pouvoir ? Montsanto et ses graines transgéniques en tant qu’entreprise internationale participe de l’asservissement du vivant au monde de la finance. Dans cette même toile, la critique de la perte de la « naturalité » des quatre éléments qui sont au fondement de nos vies, est là aussi si nous pensons que nous payons même un impôt sur l’air nous dit Raymond Médélice lors de la visite de son atelier le mercredi 13 juin 2018.

MEDELICE : RÊVES DE TOURS ABOLIES ET DE BÉTON DES-ARMÉ

D’ailleurs, ce rameau n’est pas présenté dans le sens de la pousse (du bas vers le haut) ; la place de l’eau se voit réduite en étant associé à l’air et ces quatre élément sont présentés comme désormais dépendants des tours qui leur font pendant. Notre monde est en suspens ; notre monde est dominé par des forces qui le déséquilibrent et le détruisent.

Médélice nous envoie donc un signal de détresse sur notre monde et notre environnement, comme ce fameux appel de détresse, désormais universel, inventé en 1923 par Frederick Stanley Mockford, comme une transcription anglophone phonétique de la prononciation du verbe français « m’aider ». Ces tours peuvent alors apparaître dès lors, de façon labile, comme de gigantesques télégraphes qui émettent un signal de détresse : « MAY-DAY, MAY-DAY, MAY-DAY … ». Ce signal nous estenvoyé par celui qui porte un prénom et un nom programmatique comprenant le monde pour le prénom  « Raymond(e) » et pour le patronyme : « May-dayLICE » un appel, une alerte face aux faux délices de ce monde en lice, aux batailles destructrices constantes.

Oui, MAYDAY, il y a le feu à bord et des vies humaines sont en danger nous a montré la toile M.12  avec ce végétal était déjà présent dans Contes et légendes journalistiques de 2009.

C’est pourquoi, la dernière œuvre de notre périple médélicien de ce jour (on peut l’associer à M.8) sera cette œuvre, au nom de missile ou de fusil lance grenade : M.3 , un missile a aussi une forme de tour… A, B et C réunissent les multiples diffractions de notre monde en destruction, qui se vide. Les couleurs aussi tendent à se réduire ainsi que les formes comme le souligne le dernier volet de ce polyptique.

Oui, terminons sur ce carré (déjà présent dans le triptyque des énergies, mais en ombres suggérées). Géométrie de base, réunion de deux triangles, opposition des contraires et symbole d’unité et surtout d’équilibre ; cet équilibre tant recherché par Médélice. Dans l’architecture sacrée, le carré, associé au cercle, symbolise la dualité terre/ciel. La masse noire qui en-tour-e le carré rose de la troisième partie de cette œuvre est mouvant et pourrait s’arrondir encore.

Le vide est arrivé  encore plus vite que nous ne l’imaginions… Il y a encore une semaine, ce carré était empli de l’arrondi d’un landau et d’une mère. Seule demeuraitdonc une figure humaine, féminine, et son landau, dans cette œuvre magnifique, épurée. Nous y avions alors vu une symbolique proche de celle de Guernica de Picasso.  Plus de couleurs… ou presque. Encadrée ou engluée dans une masse noire et blanche, cette femme semblait tirée, comme si elle pouvait être happée par ce trou noir de l’inhumanité, comme le montrait ses cheveux étirés –ils sont encore là, comme s’échappant de ce carré- qui rendent compte de la violencealentours, contrastant avec sa maternelle figure de protection de l’enfant invisible, suggéré par la landau aux douces formes arrondies. Raymond Médélicenous avait expliqué qu’initialement, il y avait aussi un homme, un père, qui accompagnait cette scène. Il n’a pas jugé bon de le conserver… Cette femme et son enfant suggéré non pas non plus été conservés. Abolie donc la métonymie d’un espoir de renaissance pouvant  rappeler la fleur de Guernica, présente en bas de l’œuvre de Picasso contrastant avec l’épée brisée dans une scène de destruction, en noir et blanc.

Cette figure a été enlevée… en une semaine, Médélice l’a jugée superfétatoire… Son monde se vide encore… Il n’empêche que l’espérance pourrait l’emporter puisque trois légères « avancées » de couleur rose semblent vouloir empiéter, à droite, sur la masse sombre de nos inhumanités.

Conclusion :

Avec ces œuvres -qui s’échelonnent entre 2013 à 2018- ayant pour leitmotiv le béton armé, Raymond Médélice gratte avec son couteau (qui en d’autres lieux seraient aussi une arme…) le tissu de nos corps et de nos identités mondialisées et occidentalisées où de terribles forces nous en-tour-ent et dé-tour-nent des équilibres nécessaires.

En rendant visible les flux d’énergies vitales, cet artiste nous propose une autre approche visant à abolir ces tours qui réunissent l’opacité des pouvoirs, tours morti-fèr-es aux ferrements[18] d’hier et d’aujourd’hui, figurations d’un monde tour-menté et déséquilibré. Figurations d’un rêve, d’une invitation en creux à repenser le monde (même au niveau le plus infinitésimal) pour bâtir carré-ment un autre monde.

« La tâche de la peinture est définie comme la tentative de rendre visible des forces qui ne le sont pas, rendre visible les plissements (…) »[19]  nous dit Gilles Deleuze. Raymond Médélice semble prendre au mot ce philosophe, tant par la forme que par le fond de son travail, en vigie éclairée, à l’enfance toujours sous-jacente, qui à sa tour veille et nous chante :

La tour prends garde
La tour, prends garde
De te laisser abattre…

[1] Comme une prolepse artistique de la crise socio-économique de 2009 en Martinique.

[2] Pierre Pinalie, « L’atelier champêtre de Raymond Médélice », Arthème, Art contemporain caraïbe, n° 16, avril 2006, p. 8-10 (p. 10).

[3] « rêve », in : Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982 (1969), p. 812.

[4]Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.

[5] Gilles Deleuze, Le pli, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988.

[6] Mireille Buydens, Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les cahiers de Noésis, n°3, printemps 2003, 132-134.

[7]https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/entreprendre/30065, consulté le 19 juin 2018.

[8]http://www.cnrtl.fr/definition/entreprendre.

[9] Cf. Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti, 1942.

[10]http://www.potomitan.info/gletang/art.php.

[11]Ou couronne d’épines du Christ, revisitée pour dire justement toutes les douleurs humaines.

[12] « Le forfait », texte de Raymond Médélice, in Livret « 1991-1995 toiles et textes ; Raymond Médélice, La poursuite des chimères », réalisé par Dominique Brebion, DRAC Martinique, LM POSITIF, p. 14.

[13] Livret « 1991-1995 toiles et textes ; Raymond Médélice, La poursuite des chimères », DRAC Martinique, LM POSITIF.

[14] In texte d’ouverture du livret « 1991-1995 toiles et textes ; Raymond Médélice, La poursuite des chimères », DRAC Martinique, LM POSITIF, p. 2.

[15] Entretien avec l’artiste du 20 juin 2017 à l’Habitation Clément.

[16] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982 (1969), p. 888.

[17]Monsanto Company est une entreprise nord-américaine spécialisée dans les biotechnologies agricoles.

[18] Nous pensons bien sûr au texte césairien.

[19] Gilles Deleuze, Francis Bacon- Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 39.


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