Adeline Baldacchino y raconte une histoire d'amour et de rébellion. Celle d'August qui, tout simplement, ne fit pas le salut hitlérien le 13 juin 1936 sur le quai d’un chantier naval de Hambourg, alors que tous ses confrères le faisaient machinalement et sans sourciller.
"Tout simplement" parce que seule une photo révèle cet acte, et qu'il aurait pu passer inaperçu si elle n'avait pas été largement diffusée.
Ces bras qui restent croisés scellent une décision brave, sincère, mais lourde de conséquences puisqu'elle précipitera sa mort et celle de sa femme Irma par voie de conséquences.
La couverture du livre place l'homme en noir et blanc au centre de la page, comme s'il était mis en lumière par un projecteur. Sans cet artifice j'avoue que je n'aurais pas remarqué sa posture, du moins pas au premier coup d'oeil. On peut se demander s'il s'agissait d'un moment d'égarement ou d'un choix mûrement réfléchi et qui, quoiqu'il arrive, aurait été suivi d'autres actes du même ordre.
Adeline Baldacchino dit qu'elle connaissait cette image qu'elle a redécouverte un jour dans la timeline de Facebook (p. 18). Elle décide alors de se rendre sur place, à Hambourg, et de mener une enquête approfondie. Elle s'est appuyée aussi sur des documents d'archive publiés par Irene, la fille d'August, encore quasiment confidentiels jusqu'en 1996.
Son roman apporte la pulpe du réel autour du squelette narratif qu'elle a exhumé. Elle tricote des faits historiques, des éléments de son investigation et des reconstitutions romanesques. Elle fait palpiter les amours du saule et d'une robe blanc et noir (p. 62).
C'est très beau, très touchant, d'autant que l'auteure nous confie qu'elle habille la rencontre d'August et d'Irma d'une mémoire qui ne leur appartient pas (p. 65) ... mais dont on comprend qu'elle l'a puisée dans sa propre histoire familiale, neuf mois après le départ de son père ... le temps d'une gestation.
On sait beaucoup de choses sur l'horreur nazie. La souillure raciale (ou Rassenschande) est peut-être néanmoins moins connue et ce livre éclaire les tourments supportés par ces couples où l'un des deux avait une ascendance juive qui entre en vigueur le 15 septembre 1935, interdisait toute relation entre Aryens et non-Aryens, et par vie de conséquence toute descendance postérieur au 31 juillet 1936.
August et Irma se marient en août 35 mais leur union n'est pas validée. Ingrid née en octobre 35 n'est "heureusement" pas considérée comme juive et pourra être élevée par ses grands-parents.
August tentera de fuir vers le Danemark en 1937 juste avant la naissance de leur seconde fille Irene, mais sa maladresse lui vaut d'être arrêté durant l'été. Relâché un an plus tard il jure de ne plus se compromettre avec une Juive, en argumentant pour sa défense (p. 199) qu'il ignorait sa religion (on note au passage qu'Irma a été baptisée, mais cette protection voulue par sa mère n'aura hélas aucune efficacité pour une sombre histoire de date).
Irene, la seconde de leurs filles, née après juillet 36, sera considérée Juive à part entière et ne doit la vie qu'à une succession de "miracles". Son histoire, racontée p. 234 et suivantes, est encore plus incroyable que celle de ses parents et aurait pu faire l'objet d'un roman à elle toute seule.
Irma fera partie du premier convoi des gazées de Ravensbrück. Elle y décèdera le 28 avril 1942 et le registre mentionnera qu'elle était protestante, anciennement juive. August sera exécuté un peu plus tard, coupable d'avoir revu la femme qu'il aimait.
Adeline Baldacchino s'est prise de passion pour l'histoire de cet homme, August Landmesser, dont le patronyme signifie qui tranche à vif dans son destin (p. 21). Elle aime les paris que les romans font sur la vérité qui leur échappe (p. 242). C'est dans cet état d'esprit qu'il faut donc lire son livre sans s'agacer des retours en arrière un peu désordonnés et des nombreuses redites. Accepter donc sa proposition que cette histoire d'amour soit devenue une histoire d'insoumission, et que ce roman soit un tombeau dédié aux vivants qui voudraient se souvenir de l’avenir.
Il faut aussi lire ce roman parce que l'auteure aborde dans les dernières pages l'inévitable question de l'obéissance qui serait "plus facile que de ne pas ..." en frissonnant qu'elle soit toujours d'actualité.