Arrivé sous le règne du dernier Bourbon Charles X, le premier spécimen vivant de girafe foulant le sol français sera la star du pays pendant près de 20 ans. Dans l’histoire de France, cet animal fait figure d’exception : aucun cadeau diplomatique ne provoqua autant d’enthousiasme ! Du Caire à Marseille En 1824, le Pacha Méhémet Ali gouverne une Égypte moderne dont il est le fondateur. Il cherche à secouer le joug ottoman en se rapprochant des états européens. Apprenant que le Roi Charles X cherche à peupler la Ménagerie royal, Méhémet Ali décide de lui offrir un animal exotique pour entrer dans ses bonnes grâces. Justement, des soldats égyptiens en poste au Soudan viennent de capturer deux girafons. Le Pacha décide dans un premier temps de les faire rapatrier au Caire. Les bêtes remontent le Nil en felouque et arrivent dans la capitale égyptienne en 1826 pour prendre un peu de repos et y être soignées. Le plus chétif des deux girafons est offert à l’Angleterre, l’autre à la France. L’animal embarque à Alexandrie sur un brigantin en compagnie de plusieurs vaches, brebis et antilopes destinées à lui fournir les litres de lait dont elle a besoin quotidiennement. Comme la bête mesure déjà 3 mètres et demi, il faut percer le pont afin que, depuis la cale du navire, elle puisse y glisser son long cou ! Le 23 octobre 1826, elle arrive à Marseille, où elle doit passer la mauvaise saison. La foule émoustillée se presse pour venir admirer ce curieux animal dans le parc de la préfecture de la ville, où on a fait aménager une baraque en bois. Le préfet et son épouse se prennent d’affection pour leur protégée. Afin de satisfaire la curiosité de la population, ils organisent de mémorables « soirées à la girafe » : après le dîner, les convives sont invités à rendre visite à l’animal qui, par chance, « se révèle d’un naturel très doux, donnant des coups de langue affectueux aux personnages qui s’approchent d’elle ». On ne tarde pas à la promener dans les environs de la ville. La girafe traverse ainsi Marseille sans s’inquiéter de la foule qui la cerne de près. Cette belle disposition décide des conditions de voyage jusqu’à Paris : ce sera une marche, pour offrir l’opportunité aux Français de découvrir cet animal qui fait les délices de la presse. Une marche triomphante Sept mois après son arrivée à Marseille, la girafe se prépare pour un long périple. Elle est placée sous la surveillance directe d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, éminent professeur de zoologie du Muséum, ancien de la campagne d’Egypte et directeur du Jardin des Plantes. Saint-Hilaire, qui tient à la bête comme à la prunelle de ses yeux, veille sur elle avec une tendresse quasi paternelle. Il lui fait même fabriquer un habit de voyage imperméable, aux armes de la France, pour la protéger des intempéries. Le convoi, ouvert et fermé par des gendarmes, s’ébranle donc dès les premiers beaux jours, le 20 mai 1827. 880 km seront parcourus en un peu plus d’un mois, au rythme de 25 km par jour. C’est une véritable folie qui s’empare des communes françaises traversées. Tout au long du parcours de la girafe, les gens se déplacent en masse pour avoir la chance de l’admirer. Le Globe donne une description amusante du périple : Que d’honneurs rendus à une bête ! Elle passe des déserts dans les Cours ; présent royal, des souverains se la disputent, et des savants sont députés pour la recevoir. Sa marche vers Paris est un triomphe. Le peuple, attiré par la curiosité, la salue de ses acclamations. La noble Africaine paraît née pour un sort aussi brillant. Entourée de quatre Arabes qui semblent ses ministres, elle se montre à la foule avec complaisance et comme accoutumée aux applaudissements. Emportés par l’excitation, certains « fans » deviennent incontrôlables. Geoffroy de Saint-Hilaire, qui ne quitte pas sa protégée malgré sa santé précaire, vit un véritable enfer : « J’ai dû m’opposer à des foules qui se précipitaient dans le plus grand tumulte vers l’animal ». Cette effervescence à des conséquences fâcheuses à Lyon, où elle arrive 13 juin. La Gazette de la ville s’empresse de donner moult détails sur ce séjour : La girafe a eu le plus grand succès dans notre ville. Depuis trois jours une grande foule est rassemblée devant l’hôtel de Provence pour la voir sortir, et au moment où elle paraît avec ses longues jambes et son long cou, des cris universels retentissent. (…) La girafe s’est montrée plusieurs fois en public ; elle était précédée d’un détachement de cavalerie, et entourée d’une garde nombreuse qui écartait la foule. Quatre nègres, les plus nègres qu’on puisse imaginer, marchaient à ses côtés. Ils avaient plutôt l’air de former sa Cour que de la tenir captive, et ne contribuaient pas peu à ce que cet ensemble offrait de pittoresque. « La belle Africaine » ne manifeste aucun étonnement face aux Lyonnais qui se précipitent à sa rencontre. Elle se contente de les regarder tranquillement, et lèche « avec son énorme langue » ceux qui s’approchent d’elle. Cependant, alors qu’on installe la girafe et ses gardes place Bellecour, un mouvement de foule l’effraie : Les curieux ayant couru très vite autour de son côté, elle a pris peur et s’est mise à galoper autour de la statue de Louis XIV, comme elle aurait pu faire dans les déserts d’Afrique. Les nègres ayant voulu la retenir, trois d’entre eux ont été jeté par terre. Un seul n’a pas lâché prise, et est enfin parvenu à calmer le pauvre animal. Les gardes avaient beau dire au peuple de ne pas courir pour l’effrayer ; on n’en courait que plus vite, les uns pour s’esquiver, les autres pour voir la girafe au galop ; car elle n’a jamais plus de grâce que quand elle galope. On assure au reste qu’elle est très susceptible d’émotions, et que la vue de la foule qui court vers elle lui fait mal aux nerfs. La panique a été telle que le lendemain, la Gazette publie une liste d’enfants perdus à venir récupérer au commissariat ! L’attraction parisienne La belle girafe arrive enfin à Paris le 30 juin 1827. La presse sa fait l’écho de cette entrée magnifique. Ainsi peut-on lire dans Le Constitutionnel : Elle n’est encore âgée que de deux ans, et doit grandir beaucoup encore. Elle s’est nourrie jusqu’ici de lait, mais elle commence à manger des herbes et des grains. Sa peau est mouchetée comme celle du léopard. C’est cette ressemblance qui lui a fait donner aussi le nom de caméléopard. (…) C’est véritablement un spectacle extraordinaire que de la voir s’approcher de sa nouvelle demeure avec son escorte d’Égyptiens, de gendarmes et de curieux. Sa tête élégante s’élevait à la hauteur des feuillages des marronniers ; son long cou se balançait avec grâce au-dessus de la foule ; son grand œil noir et bien fendu était plein de douceur et de gaîté (…) ; il y avait dans ce spectacle quelque chose qui rappelait les Mille et une Nuits. La girafe est logée dans l’Orangerie, avec plusieurs autres animaux égyptiens envoyés avec elle, puis est présentée à Charles X à Saint-Cloud le 9 juillet en présence des professeurs du Museum. Elle est ensuite ramenée à la Ménagerie royale de Versailles. Le Roi installe sa précieuse créature dans la Rotonde, dans un « appartement » aménagé spécialement pour elle. Comme on craint une trop grande affluence dans les allées étroites de la Ménagerie, le 3 juillet la girafe fait sa première promenade dans le jardin de botanique, où le public est admis à la voir à travers la grille de l’enceinte entre dix heures et midi. Elle ne recevra pas moins de 600 000 visiteurs entre juillet et décembre 1827 ! À tel point que les autorités doivent élargir les horaires de visite : de une heure à cinq heures de l’après-midi. Girafomania C’est une « girafomania » qui s’empare des Français. Véritable célébrité, l’animal inspire bonbons, poèmes, noeuds de cravate, robes, éventails, vaisselles, gâteaux, pamphlets politiques et papiers peints… « à la girafe ». Le Globe se moque gentiment de cette fureur dès le 10 juillet : Il n’y a qu’une voix sur sa beauté, sa douceur, sa grâce et sa dignité ; ses yeux surtout font fureur : maintenant une jolie femme sera heureuse de s’entendre dire qu’elle a des yeux de girafe. L’illustre étrangère a aussi ses courtisans ; les journaux la prônent ; parmi nos naturalistes, c’est à qui sera son historiographe ; nos peintres, barons en espérance, sollicitent la gloire de multiplier son image, et voilà que trois vaudevilles lui consacrent une pièce de circonstance, comme si elle pouvait donner des gratifications ou des places. La manufacture de Choisy, près de Paris, imagine un verre à champagne dit « à la girafe », d’une très grande dimension. Toutes les femmes portent le chignon « à la girafe », c’est à dire « des coques démesurées soutenues par des fils de fer » qui se dressent « perpendiculairement sur la tête. » Cette mode perdure fort longtemps si l’on en croit le Journal de la ville de Saint-Quentin. Ce n’est qu’à partir de décembre 1828 que les femmes s’en lassent : La girafe altière a cessé de dominer du haut des chignons. Les cheveux plus modestes de nos belles n’aspirent plus à l’Olympe, et sont descendus de quelques étages pour se rapprocher des coiffures à l’anglaise. Montrée à tous les invités de marque, la girafe rehausse le prestige de la Monarchie à un moment opportun : l’opposition gronde contre le régime ultra de Charles X. L’animal est bichonné en permanence, entouré nuits et jours par des soigneurs : l’un d’eux a pour seule mission de « l’étriller ». Un peignage intensif plutôt inutile, qui aurait donné naissance à notre expression « se peigner la girafe » lorsque quelqu’un effectue un travail long mais peu efficace…! Morte le 12 janvier 1845, celle que l’on nommera bien plus tard Zarafa était appelée, du temps de Charles X, « le bel animal du Roi ». Le 3 février elle est désossée, empaillée et placée dans une des salles du muséum d’histoire naturelle au Jardin des Plantes (aujourd’hui elle peut être admirée à La Rochelle). Depuis l’année précédente, elle partageait ses appartements avec une autre congénère venue d’Afrique, qui jamais n’atteindra son degré de popularité ! Sources ♦ Histoire des animaux célèbres, de Marie-Hélène Baylac ♦ Zoos. Histoire des jardins zoologiques en occident (XVIe-XXe), de Éric Baratay ♦ Histoire des ménageries de l’antiquité à nos jours, de Gustave Loisel ♦ La presse de l’époque : Courrier de Saône-et-Loire, Le Globe, Le Constitutionnel, Gazette de Lyon, Journal de la ville de Saint-Quentin. 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