« Niemand wird sich selber kennen, Sich von seinem Selbst-Ich trennen
Doch probier' er jeden Tag,
Was nach außen endlich, klar,
Was er ist und was er war,
Was er kann und was er mag. »
Goethe, Zahme Xenien (VII, extrait)
Le Festival Richard Strauss de Garmisch-Partenkirchen est entré hier soir de plain-pied dans l'ère Liebreich. Le nouveau directeur du Festival en a profondément remanié le concept pour ouvrir de nouvelles perspectives, parfois inattendues: de nouveaux lieux et une programmation élargie qui organise la rencontre de la musique de Strauss avec les oeuvres d'autres compositeurs. Ainsi de la soirée d'ouverture pour laquelle Alexander Liebreich a invité un excellent orchestre baroque, l'Akademie für Alte Musik Berlin, à se confronter avec les Métamorphoses de Richard Strauss, une oeuvre complexe et résolument moderne fort éloignée du programme habituel de l'Académie, puis à revenir à sa spécificité en interprétant, en seconde partie, l'opéra de Purcell, Didon et Enée, et cela en excellente compagnie, avec rien moins que le Choeur de la Radiodiffusion bavaroise et des solistes de tout premier plan.
A première vue ce programme peut paraître bien étrange, voire choquant; n'est-ce pas là vouloir marier l'eau et le feu? Et pourtant, à écouter ces deux musiques juxtaposées, toutes deux composées pour orchestre à cordes, on voit se dessiner des passerelles entre ces oeuvres élégiaques qui évoquent toutes deux un monde finissant et la vague et trop lointaine possibilité d'un renouveau. La dévastation humaine et artistique de la Seconde Guerre mondiale a conduit Richard Strauss à la composition des Métamorphoses, une œuvre douloureuse, intense et expressive, une des dernières que le compositeur ait écrites, comme un message d'adieu. Didon, reine de Carthage, dit elle aussi adieu à toute forme de bonheur et d'espoir quand Enée, son bien-aimé adoré, se voit contraint de la quitter.
Les musiciens de l'Akademie für Alte Musik Berlin, en habitués de la polyphonie, semblent se jouer des difficultés de la partition de Strauss, une oeuvre pour vingt-trois cordes solistes dont chacune joue sa partie propre pour se rencontrer dans le dialogue, la reprise ou l'écho de "métamorphoses tonales et harmoniques", comme des âmes désespéré,s, errantes et solitaires dans un monde en ruine, celui qui connut le bombardement de l’Opéra de Munich (3 octobre 1943) et qui avait lors inspiré au compositeur meurtri une Complainte sur Munich, esquisse de l'oeuvre qui nous occupe. La musique, élégiaque et douloureuse, cite explicitement tout au long de l'oeuvre la Marche funèbre de la Symphonie Héroïque de Beethoven, un thème qui lui-même se métamorphose jusqu'à la citation finale« in memoriam ». Peut-être les métamorphoses ne consistent-elles pas dans la transformation dans un autre monde, mais dans le rapprochement progressif vers le moi véritable qui est amené à se révéler. Le long adagio tourmenté en son centre des Métamorphoses correspondrait alors à l'idée goethienne de la transformation progressive vers la conscience de soi: les thèmes musicaux ne sont d'ailleurs pas entièrement métamorphosés mais plutôt transformés tant ils restent reconnaissables jusqu'à la fin de l'oeuvre. En seconde partie, la coopération de l'Akademie für Alte Musik Berlin avec le Choeur de la Radiodiffusion bavaroise a dépassé en qualité tout ce qu'on en pouvait attendre et a parfaitement fait étinceler les facettes du joyau musical qu'est l'opéra de Henry Purcell. Le rôle du choeur est primordial: à tout moment il intervient pour commenter le drame, donner des conseils aux principaux personnages ou pour exprimer à la manière des choeurs des tragédies antiques quelque adage de la sagesse traditionnelle. Il revêt tantôt le rôle d'un spectateur qui commente l'action, tantôt les habits d'un groupe particulier de personnages, choeur de sorcières ou choeur de matelots. Ces constantes métamorphoses lui confèrent un rôle fort dynamique et extrêmement vivant, d'autant plus que ses interventions, souvent fort courtes, le mettent en dialogue perpétuel avec les personnages. Le Choeur de la Radiodiffusion bavaroise, un des meilleurs au monde, parfait dans l'unisson, souverain dans l'harmonie, a hier soir revêtu avec brio tous les habits d'un drame qu'il étoffait en l'animant de ses rôles multiples, lui donnant corps et servant en quelque sorte de décor humain chantant.
Alexander Liebrecht a donné une version semi concertante du petit opéra en disposant les musiciens, bordés par le choeur, en un hémicycle coupé par une allée centrale. Le fond de scène est constitué d'un mur de cordages juxtaposés qui permet l'entrée et la sortie des protagonistes qui s'avancent vers le front de scène, ou se mêlent parfois aussi ici et là aux musiciens et aux choristes. Le jeu subtil des éclairages anime encore le jeu scénique. L'interprétation a été confiée à de grandes spécialistes du chant baroque: la mezzo-soprano Marie-Claude Chappuis donne une Didon vibrante déclinant avec une exactitude criante de vérité la palette variée des émotions de son personnage. La soprano Robin Johannsen apporte la fraîcheur de son timbre clair, son agilité vocale et une belle projection au rôle de Belinda. Katharina Magiera est une actrice consommée qui exprime avec comique les diableries de la sorcière hélas victorieuse et mime avec talent sa transformation en Mercure, avec un beau mezzo bien installé et solide dans les graves. Enfin le baryton basse Matthias Winckhler incarne avec conviction un Enée déchiré entre les voies contraires de l'amour et des décrets de son destin qui veut que Didon meure et que Rome soit fondée.
Ces belles prémices de d'édition 2018 Festival Richard Strauss présagent quant à elles d'une cuvée qui pourrait bien s'avérer mémorable.
Infos et réservations sur le site du Festival Richard Strauss. Places restantes.