Reporté l’année dernière pour des raisons qui n’ont jamais été très claires, le tournage d’al-Assouf (العاصوف), la série phare diffusée par la MBC durant ce ramadan, aura été achevé l’hiver dernier, alors que la chaîne saoudienne était en pleine tourmente en raison du long séjour de son propriétaire, Walid Al-Ibrahim (وليد الإبراهيم), dans une suite de l’hôtel Ritz Carlton pour une « enquête » dans le cadre de la lutte contre la corruption dans son pays.
Inspiré de Maisons de terre (بيوت من تراب), un roman, pas vraiment marquant du journaliste et romancier récemment décédé Abdul-Rahman al-Wahbly (عبد الرحمن الوابلي), al-Assouf se déroule à Riyad à la fin des années 1970, période durant laquelle le contrôle moral et religieux de la population du Royaume a pris un tour encore plus sévère. Au sens propre, le titre du feuilleton reprend le nom d’un vent local particulièrement violent et désagréable ; au sens figuré, il s’agit en fait d’une métaphore pour désigner la répression morale imposée par le pouvoir et ses soutiens conservateurs. À travers les aventures d’une famille ordinaire, l’immense majorité des téléspectateurs (l’âge moyen en Arabie saoudite se situe aux alentours de 28 ans), qui n’ont jamais connu rien d’autre que la triste et très chaste routine imposée par la police des mœurs, ont ainsi reçu une image toute différente de leur pays qui vivait alors, à en croire la narrative de ce feuilleton, une sorte de « passé moderne ». En d’autres termes, la peinture d’une société nettement plus tolérante à cette époque a pour effet, sinon pour but, de mettre en lumière la légitimité historique et culturelle des réformes libérales voulues par l’officieux régent du Royaume, le prince héritier, qui a lancé, avec fracas, une politique de libéralisation qui n’en finit pas de connaître des « ajustements » imprévus (le dernier en date étant, ce jour, le limogeage d’Ahmad al-Khatib (أحمد الخطيب), le patron de l’« Autorité les loisirs » (هيئة الترفيه), sèchement remercié (à la différence d’autres responsables mieux en cour) pour avoir « organisé » la représentation d’une troupe de cirque où figuraient, abomination des abominations, des acrobates légèrement vêtues. (Il est vrai que les numéros de trapèze volant, en tob pour les hommes ou en abaya pour les femmes, c’est assez peu commode !)
À l’image des nombreuses campagnes militaires que connaît la région, la narration d’al-Assouf a commencé en pilonnant sans merci ses « adversaires » (les wahhabites ultra-conservateurs) durant un premier épisode où tous les tabous semblaient devoir être foulés aux pieds : après une scène durant laquelle une femme anonyme déposait à la porte d’une mosquée un nouveau-né voué à être adopté par une famille dont, par conséquent, il ne partageait pas le sang, on voyait des femmes, pour certaines sans voile, danser au son d’une musique, prélude inévitable, pour les plus bigots, à la débauche. Celle-ci, d’ailleurs, ne manquait pas d’arriver puisque l’une des héroïnes n’hésitait pas à tromper son mari, tandis qu’une jeune dévergondée séduisait le héros du film en lui révélant ses traits en soulevant un coin de son voile en pleine rue… D’autres scènes se chargeaient de peindre, avec un grand souci de réalisme, une société saoudienne d’avant la prohibition morale, avec notamment des scènes de flirt entre adolescents, déjà passablement échauffés par la vision, au cinéma (lequel n’était pas encore interdit, avant qu’il ne soit tout récemment autorisé à nouveau), de lascives danseuses égyptiennes… (Un condensé des images les plus « répréhensibles », avec des commentaires outrés, en suivant ce lien.)
Diffusé durant la première soirée de ramadan, c’est peu dire que le premier épisode d’al-Assouf n’est pas passé inaperçu ! D’autant plus que les feuilletons turcs, désormais bannis des chaînes saoudiennes pour cause de qatarophobie (les Turcs soutiennent pour l’heure les Qataris), ne font plus concurrence aux produits locaux. Ceux que la presse appelle désormais, de plus en plus, assez familièrement voire péjorativement, les sahwiyûn (les gens de la sahwa, le réveil islamique), ont très mal pris la chose. Sans jamais s’en prendre ouvertement au pouvoir – car le libéralisme de MBS ne va pas jusqu’à tolérer la critique –, ils ont multiplié les attaques contre le feuilleton impie et son idéologie pernicieuse (voir cet article par exemple). Après avoir prospéré tout au long des quatre dernières décennies (sans compter celles qui ont précédé), ils ont désormais bien du mal à faire entendre leur voix. Nombre de grandes figures de l’institution religieuse sont en prison, rarement pour des motifs très clairs, et les médias ne leur sont plus aussi ouverts. Il ne leur reste guère que les réseaux sociaux, un espace d’expression certes très fréquenté dans le pays mais loin d’être libre de toute entrave…
De l’autre côté de la scène politico-culturelle, Nasser al-Qasabi (ناصر القصبي), la super vedette (souvent évoquée dans ces chroniques) est bien résolu à ne plus jouer les comiques comme il le faisait l’année dernière encore dans Selfie (voir ce billet de juin 2015). Après avoir longtemps mené un combat isolé, à travers Tâsh mâ tâsh (autre billet, de 2006 celui-là), un feuilleton qui, des années durant, s’est efforcé de tenir tête à la censure morale, il profite manifestement de la faveur princière : la très officieuse chaîne Al-Arabiya chante ses louanges et celle du feuilleton dont il est la vedette tandis que les médias du pays lui sont largement ouverts pour qu’il puisse s’en prendre aux conservateurs qu’il accuse d’essayer de monter l’opinion contre ceux qui applaudissent les changements voulus par le jeune et ambitieux MBS.
Il n’en reste pas moins que rares sont les occasions, en Arabie saoudite, de rappeler le passé arabiste d’une partie importante de la population (surtout dans les classes intellectuelles) à cette époque. À ce titre au moins, le feuilleton dans lequel Nasser al-Qasabi se met une nouvelle fois en vedette prouve toute sa singularité. Pour autant, la lecture qu’il propose de l’histoire de son pays reste assez discutable car les spécialistes de l’Arabie saoudite s’accordent tous pour souligner le caractère pérenne, voir fondateur dans la construction de cette entité politique, de l’alliance passée entre la famille Al Saoud et les leaders du courant wahhabite. Par ailleurs, et même si c’est bien moins évident dans le feuilleton que dans le discours médiatique tenu à son sujet, il est également très discutable, d’un point de vue historique, d’associer étroitement le virage conservateur de la fin des années 1970 à la révolution islamique en Iran. Mais il est vrai que, pour la propagande du courant libéral que s’efforce de diriger MBS, cette association présente le double avantage de dédouaner la famille qui a imposé son nom à ce pays tout en diabolisant, une fois de plus, l’adversaire du moment, à savoir l’Iran.