Si Melencolia I renferme véritablement les instruments de la Passion, est-il plausible que le thème christique soit resté invisible, si longtemps, pour la quasi-totalité des commentateurs ?
Notons qu’il existe dans la gravure un autre élément qui, à la manière de la Lettre Volée, a été vu, mais jamais reconnu. Le carré magique a été célébré comme une curiosité dürerienne, un morceau de bravoure mathématico-ésotérique : jamais il n’a été perçu comme la merveille d’ingéniosité qu’il est vraiment, à savoir le schéma d’ensemble de la composition : nous avons vérifié que les diverses lectures auxquelles il nous invite, horizontale, verticale, et radiale, ont toutes un fort degré de pertinence (voir 8 Comme à une fenêtre.)
A l’issue de cette longue analyse, le temps est venu de soumettre à l’épreuve de la confrontation les deux pistes que nous avons suivies jusqu’ici de manière indépendante : la présence des instruments de la Passion et le fait que le carré magique constitue un guide de lecture. Ces deux interprétations vont-elles se contredire ou se conforter l’une l’autre ?
Nous allons donc nous essayer à une dernière lecture selon le carré, celle que nous avons éludée jusqu’ici : la lecture chronologique, dans l’ordre des numéros de case. Si Dürer a réussi sa gageure, elle devrait nous révéler une histoire que nous connaissons déjà : l’histoire-même de Jésus, vue sous l’angle de la Mélancolie.
Pour cela, nous allons reprendre la grille qui nous a déjà servi pour cheminer selon le carré et commencer à l’envers, par la case 16.
16 La comète
L’Adoration des Mages (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1503
« Ayant entendu les paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux, jusqu’à ce que, venant au-dessus du lieu où était l’enfant, elle s’arrêta. A la vue de l’étoile, ils eurent une très grande joie ». Mathieu, 2,9
L’Etoile de Noël ouvre la série des figures mélancoliques de la Vie de Jésus, en ce qu’elle mêle inextricablement la joie et la douleur : signe de l’avènement du Sauveur, elle est aussi le signal qui déclenche le Massacre des Innocents.
15 Le rabot
Séjour de la Sainte Famille en Egypte (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1504
« Etant venu dans sa patrie, il les enseignait dans leur synagogue, si bien que, saisis d’étonnement, ils disaient: « D’où lui viennent cette science et ces miracles? N’est-ce pas le fils du charpentier ? » Mathieu, 13,54
Le rabot est lui aussi un symbole ambivalent, qui mêle la joie de l’enfance et la douleur de la fin. Il résume la destinée paradoxale du Christ : élevé dans le bois, élevé sur le bois.
14 Les bourses
14 La scie
Le dernier souper (détail)
Dürer, Grande Passion, 1510
« Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les grands prêtres, et dit: » Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai? » Et ils lui fixèrent trente pièces d’argent. Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus. » Mathieu, 26,14
Judas, par son avarice et son suicide, a longtemps été considéré comme le mélancolique-type. (JW.Appelius, 1737, « Historisch- moralischer Entwurff de Terperamenten », cité par Klibansky, Panofsky et Saxl ).
L’Arrestation du Christ (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512
« Et aussitôt, s’avançant vers Jésus, il dit: » Salut, Rabbi! « , et il lui donna un baiser. Jésus lui dit: » Ami, tu es là pour cela! » Alors ils s’avancèrent, mirent la main sur Jésus et le saisirent. Et voilà qu’un de ceux qui étaient avec Jésus, mettant la main à son glaive, le tira et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui emporta l’oreille. Alors Jésus lui dit: » Remets ton glaive à sa place; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Mathieu, 26,49
Posée juste à côté des bourses, la scie-glaive complète l’allusion à la scène de l’Arrestation du Christ. Si le thème qu’il s’agissait d’illustrer est celui de la Mélancolie ressentie par le Christ, alors on comprend que Dürer ait insisté sur cette scène nocturne, doublement déceptive, où le geste de violence impuissante succède au geste d’amitié mensonger.
13 La cloche
La Messe de Saint Grégoire, (détail)
Dürer, 1511
« Pierre répondit: Homme, je ne sais ce que tu dis. Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. « Luc 22, 60
La cloche-coq fait allusion au reniement de Pierre, juste après l’arrestation de Jésus. Elle marque la fin des scènes nocturnes et le matin du Vendredi Saint.
12 Les clés
Saint Pierre, Dürer Sainte Véronique entre les saints Pierre et Paul, Dürer, 1510
« Le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite: Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois. Et étant sorti, il pleura amèrement. » Luc 22, 61-62
Dürer a toujours identifié Saint Pierre par une clé gigantesque (d’où sans doute la grande clé qui dépasse clairement du trousseau). De plus, Saint Pierre figure dans les arma christi par son glaive, par le coq, et parfois même par son visage, présent à côté de Judas (c’est le cas dans la Messe de Saint Grégoire de Wolgemut).
Il n’est pas étonnant que Dürer ait développé ce second moment intensément mélancolique, où le regard de Jésus renié coïncide avec l’amère prise de conscience, par Pierre, de sa propre duplicité.
Ainsi, la clé complète les bourses d’une autre manière que celle que Dürer a explicitée (pouvoir et richesse) : comme Pierre fait pendant à Judas des deux côtés du chant du coq.
11 La couronne
10 Le manteau et le titulus
Le Christ aux outrages (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512
« Et les soldats ayant tressé une couronne d’épines, la mirent sur sa tête, et le revêtirent d’un manteau de pourpre; Puis s’approchant de lui, ils disaient: « Salut, roi des Juifs! » et ils le souffletaient. » Jean 19,2
Ces deux cases reviennent en détail sur les objets de dérision, juste après la Flagellation.
9 L’encrier et le marteau
Le vin mêlé de fiel, Lucas de Leyde, vers 1512
« Puis, étant arrivés à un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire lieu du Crâne, ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel; mais, l’ayant goûté, il ne voulut pas boire. » Mathieu 27,33
L’encrier pourrait évoquer cet épisode,juste avant la crucifixion, relatée seulement par Mathieu et très rare dans l’iconographie : passage littéralement « mélancolique », puisque le fiel n’est rien d’autre que de la bile noire
Crucifixion (détail) Dürer, Petite Passion sur bois, 1509
« Au-dessus de sa tête ils mirent un écriteau indiquant la cause de sa condamnation: » Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs. » Alors on crucifia avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche. » Mathieu 27,37
Le marteau signale le moment de la mise en Croix .
8 Le carré magique
Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05. Cliquer pour voir l’ensemble« Les soldats, après avoir crucifié Jésus, prirent ses vêtements, et ils en firent quatre parts, une pour chacun d’eux. Ils prirent aussi sa tunique: c’était une tunique sans couture, d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas. Ils se dirent donc entre eux: « Ne la déchirons pas, mais tirons au sort à qui elle sera. »; afin que s’accomplît cette parole de l’Écriture: « Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort. » C’est ce que firent les soldats. » Jean 19,23
Comme nous l’avons vu, le carré magique constitue une évocation des dés et du tirage au sort des habits : seul moment, dans le déroulement de l’implacable scénario, qui semble laisser sa petite place au hasard. Là encore, la mélancolie naît d’un effet déceptif : tout comme Pilate n’est qu’un figurant mu par la volonté divine, le hasard n’entre en scène que pour mieux la faire cadrer avec l’Ecriture (de même que le carré magique, dans sa perfection, révèle un déterminisme divin).
7 Le compas
Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05.
Cliquer pour voir l’ensemble
« Il y avait là un vase plein de vinaigre; les soldats en remplirent une éponge, et l’ayant fixée au bout d’une tige d’hysope, ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: « Tout est consommé », et baissant la tête il rendit l’esprit. « Jean 19,29
« Mais quand ils vinrent à Jésus, le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes. Mais un des soldats lui transperça le côté avec sa lance, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau. » Jean, 19,33
Nous voici au moment du trépas : le compas, avec ses deux pointes, évoque comme nous l’avons vu les deux piques en faisceau (la tige et la lance) qui, dans l’Evangile de Jean, encadrent symétriquement la mort de Jésus.
6 La tenaille et la meule
Déposition (détail), Dürer, Petite Passion sur bois 1508-10
Cette case fait la synthèse de la descente de croix et de la mise au tombeau.
5 Le creuset
Descente aux Enfers (détail), Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512
Avec le creuset, nous allons abandonner notre premier fil d’Ariane, la lecture des évangélistes. En effet l’épisode de la descente du Christ aux Enfers, plusieurs fois illustré par Dürer, et qui prend place chronologiquement pendant le séjour du corps dans le tombeau, ne figure pas dans les Evangiles. Pour nous guider dans les dernières cases, nous allons prendre un autre texte de référence, tout aussi connu puisqu’il d’agit du texte du Credo (ici sous sa version appelée le Symbole des Apôtres) :
« (je crois) en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie ; a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux Enfers » Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum: qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine, passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus, descendit ad infernos…
4 L’équerre
Résurrection, , Dürer, Petite Passion sur bois, 1509
Juste après la Descente aux Enfers, l’équerre représente la Résurrection, sans doute via l’idée de verticalité : l’équerre montre la direction orthogonale au plan terrestre, peut-être faut-il voir dans les trois paliers du gabarit une allusion aux trois jours du séjour dans le tombeau.
3 La balance
Lucas Cranach l’Ancien, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1506 Urs Graf, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1516
Cliquer pour voir l’ensemble
Dürer n’a jamais représenté la balance du Jugement Dernier, que le Diable tente vainement de faire pencher de son côté en surchargeant le plateau de gauche. A noter dans la version d’ Urs Graf la meule, clairement un clin d’oeil à Melencolia I.
Ainsi, de la case 4 à la case 3, nous effectuons en longeant l’échelle un mouvement ascentionnel qui traduit littéralement la suite du credo (nous passons ici à la version du Credo de Nicée, plus complète).
Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures,…et il monta au ciel; il est assis à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts; Et resurrexit tertia die, secundum Scripturas, et ascendit in caelum, sedet ad dexteram Patris. Et iterum venturus est cum gloria, iudicare vivos et mortuos,
2 Le Sablier
La case 2 complète le Credo :
et son règne n’aura pas de fin. cuius regni non erit finis.
1 Les clous et la signature
La descente vers la case 1 est plus difficile à interpréter, puisqu’elle ne correspond pas à la suite du credo (qui célèbre l’Esprit Saint, puis l’Eglise) ; de plus, elle contient ces deux puissants fétiches dürériens que sont les clous de Jésus et la signature d’Albrecht.
Case éminemment subjective, donc, où prennent fin les épreuves divines et le affres du buriniste, où les reliques christiques rejoignent le monogramme, dans une double revendication d’éternité, dans la commune humilité de vieux clous abandonnés sur le sol et d’un graffiti dans l’ombre d’une marche. Dürer ne voudrait-il pas nous suggérer que celui-ci a été tracé par ceux-là ? L’apogée de l’art du graveur réduit à une pointe rouillée…
En hommage à la lettre A, nous baptiserons volontiers cette case par le dernier mot du Credo : le mot Amen.
En bleu, les éléments associés à des instruments de la Passion
En rose, les éléments qui encadrent l’histoire, avant et après la Passion.
La grille de lecture que nous avons construite d’après la logique du carré magique, découpe donc dans la gravure une sorte de bande dessinée : en suivant les cases, de 16 à 1, nous lisons dans l’ordre chronologique des fragments de l’Evangile et du Credo. A la fin, en bouclant de la case 1 à la case 16, le regard effectue une sorte d’anamnèse, qui le ramène de la Mort à la Naissance du Christ :
le monde cyclique du carré fonctionne comme une prière.
Ambition et contrainte très fortes, puisqu’il fallait que la chronologie des scènes choisies respecte l’ordre de parcours imposé par le carré magique : seul un spécialiste de l’iconographie de la Passion pouvait se fixer un tel objectif, et l’atteindre.
Parmi les scènes que Dürer a retenues, plusieurs distillent l’idée de la nature double des choses :
- l’étoile de Noël (signe de la Naissance de Jésus et du Massacre des Innocents),
- le rabot (joies de l’enfance et la douleurs de la Croix),
- Judas (disciple et traître),
- Pierre (courageux – le glaive et lâche – le coq),
- les dés (la part du hasard dans le plan divin)
Elles constituent des morceaux choisis, des exercices de mélancolie : ce tempérament que nous pourrions définir comme la disposition à ressentir et à savourer le réel sous son aspect déceptif.
Dans le I du titre, pourquoi désormais ne pas reconnaître l’abréviation souvent utilisée dans les textes liturgiques pour désigner Jésus : « Melencolia Iesu », « De la Mélancolie de Jésus » ?