Le fait que Melencolia I contienne certains instruments de la Passion est considéré par les commentateurs comme un point secondaire, voire même une coïncidence : si les clous peuvent être difficilement contestés en tant qu’emblème christique, il n’en va pas de même du marteau, de la tenaille et l’échelle, qu’on peut tout aussi bien classer, avec la scie et le rabot, parmi les outils de maçon ou de charpentier.
Homme de douleur entouré des Arma Christi
Ulm, 1470-80, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
De plus, manquent à l’appel les autres « arma christi » : la lance du centurion qui a percé le flanc de Jésus, le roseau avec l’éponge, la couronne d’épine, le coq de Saint Pierre, les trente deniers de Judas, le manteau rouge, les dés qui l’ont tiré au sort, le titulus marqué INRI…
Klibansky, Panofsky et Saxl ont montré que la gravure fusionne deux iconographies classique : Melencolia et Geometria. On n’allait pas, en plus, en rajouter une troisième, celle des arma christi !
Les enfants de Saturne (détail)
Tubinger Hausbuch, 1430-80, bibliothèque de l’université de Tübingen
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Convoquant à l’appui de leur thèse la riche iconographie saturnienne, il est dommage que ces auteurs n’aient pas exploité le Christ de Douleur debout sur une Etoile et tenant contre son flanc droit un calice, qui figure en bonne place parmi les enfants de Saturne.
Donc, pour bien nous convaincre que Melencolia I ne contient que très peu d’allusions à la Passion, rien de tel que de la comparer avec cette autre gravure que nous connaissons maintenant très bien, la Messe de Saint Grégoire.
Et pour faciliter la comparaison, nous allons recourir à un truc de graveur : retourner Melencolia I de gauche à droite.
Des similitudes de composition
Du sarcophage à la meule
L’échelle de la Messe apparaît comme un prototype flagrant de celle de Melencolia I : même angle de 18° (du moins pour le montant droit), même rôle central de structuration.
Sous l’échelle, deux masses de pierre se font pendant : le sarcophage, d’où sort Jésus, et la meule, sur laquelle est assise l’angelot. Les deux convoquent puissamment le thème de la Résurrection.
Il suffit de comparer une Résurrection de Dürer avec celle d’un prédécesseur pour remarquer que le sarcophage est fermé : tout comme sa Messe de Saint-Grégoire rend malléable l’autel, de même ses Résurrections nous montrent un autre miracle : la perméabilité de la pierre, sur laquelle pourtant le Christ monte debout.
Le pendant du sarcophage, la meule, renvoie quant à elle au texte des Evangiles :
« Ayant acheté un linceul, il (Joseph d’Arimathie) le descendit, l’enveloppa dans le linceul, le déposa dans un sépulcre qui avait été taillé dans le roc, et il roula une pierre à l’entrée du sépulcre ». Marc 15,46
Il n’existe pratiquement aucun exemple dans l’art occidental de la représentation d’une pierre ronde dans la Résurrection (voir La pierre devant le tombeau) : ce pourquoi aucun commentateur n’a jamais été interprété ainsi.la meule de Melencolia I.
Laissons le point en suspens pour l’instant, et continuons de nous convaincre que la gravure n’a rien à voir, sinon par accident, avec l’imagerie de la Passion…
La composition montre d’autres similitudes, qui ont pu, au moins inconsciemment, guider Dürer lors de l’élaboration de Melencolia I :
- La signature se trouve exactement à la même position, en bas à droite, gravée sur une tranche rocheuse.
- Le livre fermé, posé sur la robe, fait écho au missel fermé, posé sur la nappe.
- La chauve-souris volette à l’emplacement des deux anges, dans le coin en haut à droite réservé aux météores (les nuées et l’arc-en-ciel).
- Quand au creuset bouillonnant, il remplace avantageusement l’encensoir fumant, en tant qu’objet de transition entre le haut et le bas.
Projection de haut en bas
Revenons aux instruments de la Passion. Ceux qui sont immédiatement identifiables dans Melencolia I, le marteau, les tenailles et les clous, se trouvent tous sur le sol. Dans la Messe, ils sont situés en hauteur (un seul clou est visible, fiché à côté du coq dans le bois de la croix).
En mettant les deux gravures côte à côte, tout se passe comme si les trois objets avaient été « projetés », de la Messe dans Melencolia I, selon des trajectoires obliques. Mais cette projection va révéler d’autres correspondances moins immédiates.
Les bourses
Sans difficulté nous pouvons ajouter à la liste des arma christi de Melencolia I un autre élément posé sur le sol : les bourses, directement tombées du cou du Judas de la Messe. Ceci corroboré par leur nombre : trois bourses pour trente deniers.
Du titulus à l’ardoise
Autre correspondance que révèle la projection : le titulus cloué en haut de la croix est tombé sur les genoux du putto. Ainsi nous est dévoilé ce que celui-ci s’évertue à griffonner sur l’ardoise, à l’abri de son avant-bras : rien moins que les quatre lettres INRI (Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum, Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs).
Des tiges au compas
Une métaphore visuelle bien moins évidente nous attend sur les genoux de l’ange. Les deux tiges en éventail, la lance et le roseau, se projettent et se soudent en un seul emblème : le compas à deux branches, dont l’une fait mine de percer la main (comme la lance perce le flanc), et l’autre semble embrocher le livre (dont les pages imbibées d’encre font un analogue possible de l’éponge imbibée de vinaigre).
Il y a donc possiblement six « arma christi » qui se sont trouvées projetées du haut de la Messe de Saint Grégoire au bas de Melencolia I.
Mais ce n’est pas tout : car cinq autres emblèmes christiques sont restés au même niveau, transposés de manière finalement assez transparente.
Projection horizontale
D’une couronne à l’autre
Couronne d’épines d’un côté, couronne d’herbes aquatiques de l’autre : les deux se retrouvent au même niveau dans les deux gravures,
Du manteau au tissu
Le manteau posé sur le sarcophage, juste sous l’échelle, nous mène au tissu posé sur la meule, et qui sert de coussin au putto. Ses franges nous confirment qu’il s’agit bien du manteau de pourpre royale, qui vêtit par dérision les épaules du « Roi des Juifs ».
Du coq à la cloche
Au coq, annonciateur de l’aube et vigie des clochers, correspond assez naturellement la cloche.
De la croix à la balance
Sous la relique de la Sainte Croix, encadrée par deux anges portant la lance et le roseau (nommés Vérité et Jugement), la Justice porte une balance que maintiennent à l’horizontale le Miséricorde à gauche et la Pitié à droite.
« Les deux plateaux strictement égaux de la balance de Justicia signifient que, dans la pesée des âmes, les mérites de la mort du Christ rendus applicables par le sacrifice de la messe, la prière et les oeuvres de la miséricorde restaureront l’équilibre rompu par le péché » [1]
Or c’est justement Saint Grégoire qui a développé cette métaphore de la croix comme une balance en équilibre (Crux statera Patris).[2]
Mais la métaphore entre balance et croix n’était pas familière qu’aux théologiens : pour crucifier, on disait « metre en la balanche de la crois » (attesté fin 13e siècle), voire même « morir en balance » (fin 15e siècle).
Des dés au carré magique
Pour finir, la « méthode de la projection horizontale » révèle (ou fabrique pour les sceptiques) une analogie spectaculaire : un dé est un cube (autrement dit un carré en 3D) qui expose les nombres de 1 à 6 (de 1 à 16), de manière à ce que la somme de deux faces opposées (de deux cases symétriques) soit égale à 7 (à 34).
Que Dürer y ait pensé ou pas, géométriquement et arithmétiquement, un dé est un cube magique.
Voici donc les cinq « arma christi » que nous venons de rajouter à la liste.
Les « arma christi » dans Melencolia I
En violet : les objets spécifiques à Melencolia I
Une fois qu’on en a eu l’idée, la similitude de composition entre la Messe de Saint Grégoire et Melencolia I est frappante. La comparaison méthodique confirme qu’outre l’échelle, les clous, la tenaille et le marteau, toutes les autres arma christi (sauf les fouets) sont présentes dans Melencolia I.
- Soit explicitement, comme les bourses que nous associons désormais à Judas, ou la couronne végétale qui renvoie à la couronne d’épines.
- Soit discrètement, dans des objets dont la présence, hors du contexte de la Passion, s’explique mal : l’ardoise du putto et le tissu qui lui sert de siège, en quoi nous reconnaissons maintenant le titulus et le manteau de Jésus.
- Soit enfin métaphoriquement : le compas, la cloche, les clés, le carré magique et la balance font écho respectivement au faisceau des instruments pointus (la lance et le roseau), au coq, à Saint Pierre, aux dés et à la croix elle-même.
Il ne reste au final que très peu d’éléments (le sablier, le polyèdre et les outils du bas), qui ne ressortissent pas à l’imagerie de la Passion.
Mélancolie chrétienne
Faut-il en conclure que la gravure de 1511 serait la clé indispensable pour décrypter celle de 1514 ? Bien sûr que non. Le cheminement de Dürer était exactement l’opposé de celui que nous avons suivi : dans une époque saturée de mysticisme christique, son propos était non pas de produire une énième variation sur le thème de la Passion, mais de dégager une iconographie radicalement nouvelle, celle de la Mélancolie chrétienne.
C’est donc seulement à la faveur d’une méditation prolongée que la gravure devait révéler progressivement au spectateur, à partir de l’indice des quatre clous, les autres instruments de la Passion, légèrement dissimulés afin d’éviter que le thème archiconnu ne contamine le thème naissant.
Une élaboration progressive
Ainsi Melencolia I, continuant la Messe de 1511, qui rendait tribut elle-même à la Messe de Wolgemut, est l’exemple du travail de l’invention artistique, recyclant sans relâche les œuvres antérieures pour monter plus haut et embrasser plus large.
Le fait que retourner l’une des deux gravures nous aide à saisir sa proximité avec l’autre s’explique dès lors très simplement, sans qu’il soit besoin d’invoquer une volonté cryptique : alors qu’il élaborait, à l’envers, le cuivre de Melencolia I, Dürer a consulté, à l’endroit, une épreuve de la Messe de Saint Grégoire, sa gravure la plus aboutie sur les Instruments de la Passion [3]