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(Note de lecture), Jean Hélion, "Ils ne m'auront pas", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

HelionSous-titré « Capture, travail forcé, évasion d’un prisonnier français durant la Seconde Guerre Mondiale (juin 1940 – février 1942) », le livre de Jean Hélion Ils ne m’auront pas tient tout entier dans son titre, faisant ainsi se rencontrer volonté individuelle et violence historique. L’assertion est dès lors, dénuée de point d’exclamation, autant une adresse à soi-même qu’une décision donnée en partage ; elle ne se sépare jamais de cette ligne de force, qui dépasse le point d’appui pour devenir un geste éthique durant l’emprisonnement, avant de réunir les conditions d’une évasion réussie. Jean Hélion n’apparaît pas ici comme un artiste-peintre dont la culture et les œuvres picturales seraient le socle d’une condition morale instruite face à la puissance nazie. On découvre d’ailleurs combien cette dernière incarne dans ces pages une véritable bêtise guerrière et idéologique, par la manière dont l’autorité des chefs de camps successifs se manifeste. Son exaspération trouve dans des manifestations oppressives inhumaines (quoiqu’en dehors des camps de concentration connus plus tard, le texte étant écrit et publié dès après le retour d’Hélion aux États-Unis en 1943) la seule issue possible devant les stratégies subtiles et courageuses des prisonniers. Aucune allusion à la Peinture ; l’homme Hélion trouve ici sa vérité dans un engagement immédiat auprès des forces françaises qui lui fait quitter le territoire américain où il réside, pour finalement une capture suivie d’un internement en Poméranie dans un Kommando agricole, puis dans un bateau-prison dans le port de Stettin. Hélion œuvre dans ce dernier lieu en interprète, déjouant les actes et invectives des chefs de camp tout en indiquant au lecteur point par point le quotidien du Stalag – de la vie des puces aux cachettes des prisonniers, des travaux réguliers aux exactions les plus diverses, autant d’heures communes entre soldatesque nazie et prisonniers français. La force morale de cet homme de confiance à bord du Nordenham tient en partie à ses finesses de traduction d’une langue à une autre, à la préservation de la dignité de chacun et le soutien d’une vie ouvrière forcée dont Hélion présente aussi l’envers, comme une parade active cachée à l’oppression en cours. Organisation des évasions possibles ou répartition équitable des colis ou des objets dérobés, l’internement demande des visages doubles, des actions secrètes, des vérités contenues ou des masques inventifs. D’emblée, cette conscience humaine doublée d’un refus d’obéissance est racontée dans une écriture où la précision des gestes et des faits se lie à la perception claire et effective d’une domination nazie qui va grandissante. Vie dans la vie, monde dans un monde, Ils ne m’auront pas est un document unique sur un camp de prisonniers où, par la parole traduite de l’allemand en français, ou l’inverse, tout s’exprime parmi les hommes dans des langages séparés (jusqu’à l’établissement du texte américain, avec enfin aujourd’hui sa version française). Survivre dans un Stalag devient connaître la langue de l’ennemi ; il faut la parler sans se trahir, la donner à entendre aux autres internés sans qu’elle ne devienne inféodation. De même, les ordres sont transmis en espérant faire échouer ceux qui les donnent. Les comportements grotesques et dangereux des Kommandoführer et autres Unteroffizier à la tête du camp (hors de toute mythologie « du militaire allemand éclairé » qui charme encore de nos jours) deviennent le langage à ne pas rejoindre, la langue à laquelle ne pas se soumettre. Le prisonnier essaie de déjouer la propagande nazie à bord comme sa propre fatigue, de trouver dans des activités nocturnes des ressources qu’un corps affaibli pourrait refuser ; il peut aussi créer un tribunal quand l’un des prisonniers trahit ses frères d’emprisonnement. Somme toute, il s’agit de rester vivant au-delà de son propre corps. Le lecteur français est désormais devant ce texte important, qui s’inscrit non pas en-deçà des témoignages sur les camps d’extermination, mais qui raconte à côté, avec une justesse plus vive qu’émouvante, ces hommes en pleine guerre mondiale, coupés de toute action mais non de désirs – l’évasion étant le plus fort d’entre tous. De l’arrivée en France aux premiers combats, de la découverte de la déroute à la capture, des champs de patates cultivées dans des conditions terribles en Poméranie au transfert sur le Nordenham, Jean Hélion est d’une patience fascinante : quoiqu’épuisé, démoralisé, il parvient par l’observation et une volonté tout sauf vaine à trouver l’issue qu’incarne une évasion réussie vers la France puis les États-Unis. Plus encore, il parvient à écrire en 1943 un livre à venir qui a valeur de témoignage alors que la guerre se poursuit, bien avant que l’horreur soit visible à défaut d’être dicible. Ce livre, s’il a également les vertus d’un récit haletant, est avant tout l’expression d’une force de vie incorruptible qui puise dans la volonté des autres comme dans les tréfonds d’une conscience morale inébranlable. C’est en relevant la tête après les derniers mètres sous les barbelés de la France occupée que Jean Hélion reprend une verticalité que ce livre manifeste de manière continue par une hauteur de points de vue et une concision alerte : « Aucune voiture ne passait plus sur cette route. Elle était recouverte de neige vierge. Les bottes de la patrouille y avaient cependant laissé un trait en pointillé. C’est là que j’ai rampé pour la dernière fois, sur les mains et les genoux, traînant mon sac, tête baissée et priant humblement la terre de mon pays de bien vouloir m’accueillir à nouveau. »
Marc Blanchet

Jean Hélion, Ils ne m’auront pas, traduction de l’anglais par Jacqueline Ventadour, édition annotée & préfacée par Yves Chevrefils Desbiolles, 35 illustrations en couleurs et noir & blanc, Editions Claire Paulhan, 2018, 414 p., 38€.


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