Alex Prager, Faces in the crowd
Alex Prager, art contemporain, photographie, staged photography, installation | Publié par Thierry Grizard le 18 juin 2018 pour artefields.net
Alex Prager se situe dans l’héritage de la « Staged Photography » initiée par Jeff Wall. Mais alors que ce dernier, et d’autres comme Philip Di Corcia ou Gregory Crewdson se sont cantonnés à l’image fixe malgré une mise en œuvre et une facture cinématographiques, la plasticienne californienne mêle de manière inextricable l’image arrêtée et les images montées et filmées.
Alex Prager et le technicolor
Jeff Wall a articulé sa démarche avec l’idée de réaliser un travail « documentaire » sur ses contemporains à travers le prisme de l’histoire de l’art, en créant des peintures photographiques. Ce qui est à entendre dans les deux acceptions, formelle et iconographique. En effet, Jeff Wall convoque des œuvres, pour la plupart picturales, et les reconstruit minutieusement sous forme de photographies exposées dans des boites lumineuses, rappelant aussi bien la projection cinématographique que les publicités de la société de consommation de masse. Ces images sont bien des restitutions de tableaux. Mais ces « tableaux photographiques » ont surtout pour vocation de dépeindre, dresser, précisément, le tableau de la « vie moderne », en pointant l’écart entre le modèle issu de l’art classique ou ancien, et le constat du désenchantement du monde contemporain. Il dévoile ainsi un des traits fondamentaux de l’art moderne et post-moderne : la perte d’aura.
© Alex Prager
En revanche, Alex Prager semble profondément attaché à l’aura du cinéma en « technicolor », (Lawrence d’Arabie de David Lean, Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, entre autres), tout du moins dans son appellation générique sinon le technicolor trichrome strict. Ce procédé se caractérisait par un chatoiement des couleurs unique, mais ce que retient Prager c’est bien plutôt la colimétrie des films qui ont suivi, également très saturée mais moins éclatante tels que West Side Story (1961), Les Oiseaux (1963), La Mort aux trousses (1959), Pas de printemps pour Marnie (1964), etc. C’est dans ce cadre historique et esthétique qu’elle examine la « condition humaine » à travers non pas des « tableaux photographiques », mais des « images-technicolor » monumentales, d’ailleurs indissociables de courts métrages qui agissent en tant que multiplicateurs de perspectives. Elle reprend, dans ses installations et ses photographies, de nombreuses techniques propres au cinéma des Sixties allant de Hitchcock à Don Siegel, notamment les split screen qui autorisent des narration simultanées, synchrones ou décalées, mais aussi des niveaux de détails variés. Ces emprunts stylistiques ne sont pas artificiels, certes ils correspondent à une évidente fascination personnelle mais répondent aussi parfaitement au propos. Ce monde lisse de l’acmé hollywoodienne permet à la photographe d’entretenir efficacement la contradiction entre l’image et les pulsions qu’elle occulte.
© Alex Prager
De la solitude des foules
Alex Prager semble donc emprunter une voie similaire à celle de Jeff Wall, sans pourtant se concentrer sur le fait sociologique, mais sur la question concernant la place de l’individu dans un contexte d’éclatement du tissu social. Par ailleurs, la photographe californienne, met l’accent sur une époque et un style graphique bien particulier. Alex Prager circonscrit la presque totalité de son travail dans le contexte des Sixties.
Inspirée par la facture saturée et au grand angle de William Eggleston, elle reconstitue des scènes éminemment cinématographiques où le drame solitaire, la déréliction et le poids des codes sociaux sont omniprésents. De ce point de vue le tribut à Cindy Sherman est évident, cependant Alex Prager ne cherche pas qu’à décoder le poids des conventions machistes. Chacune de ses mises en scène est avant tout une mise en déséquilibre, une dramaturgie hystérique, un vacillement dans lequel le verni social est à son point de rupture. Dans la foule anonyme des aéroports, des halls, plages bondées, l’individu oscille entre grégarité et solipsisme. C’est le sujet cardinal du travail d’Alex Prager.
© Alex Prager
Le monde cruel de Barbie
Une des constantes d’Alex Prager est qu’elle semble vouloir briser le monde parfait que sont censé représenter les femmes iconiques peuplant ses images. Ou plutôt, non seulement elle fissure la cohérence du Barbie’s World, mais elle casse aussi ses poupées. Les « héroïnes » de Prager finissent souvent mal ou sont guettées par la folie paranoïaque, la déréliction, elles se suicident, se défenestrent, se noient ou sont en proie aux pires vicissitudes. Il y a un caractère presque sadique dans la manière dont ces femmes parfaites sont disloquées par les mises en scène de la plasticienne.
© Alex Prager
Le tout, la communauté est toujours oppressante, sans compassion, au mieux indifférente, seule, la Barbie girl presque parfaite perd son maquillage, sa prestance et fréquemment meurt de façon grotesque.
Quelquefois la mort, comme dans le court métrage Despair (2010), devient une forme de libération. En effet, la jeune femme qui se défenestre dans cette brève narration, oppressée par la foule anonyme, prend finalement son envol.
Dans La Petite Mort (2012) Prager, à travers une référence à La Mort Aux Trousses (Alfred Hitchcock, 1959) — film éminemment sexuel — inverse le temps au montage et transforme une noyade, qui semble être celle d’un bouc émissaire collectif, en une libération par laquelle la victime retrouve le sourire et l’apaisement. Quant au sous-texte érotique de ce court métrage, il est explicite, et permet à Prager d’entretenir l’équivoque. S’agit-il d’un rêve chaotique aux déplacements multiples ou d’un cauchemar éveillé ? Qu’importe ! Le message est le même sous le carcan social, et son intériorisation, les pulsions sont à l’affût et menacent la cohérence superficielle de l’un et du tout.
Dans Touch Of Evil (2012) l’artiste brise toutes ses images à travers 13 sketch — aux connotations très Lynchiennes — dans lesquels les miroirs se brisent, les genres deviennent incertains, les traits de caractère hystériques ou trompeurs, la violence surgit constamment. Les individus carapaçonnés explosent sous la contrainte des rôles à endosser pour ne révéler que la colère, la fureur, la pulsion de mort. Alex Prager invita à collaborer pour ces 13 récits très brefs plusieurs stars du cinéma, notamment : Brad Pitt (en citation de « Eraserhead », David Lynch), Gary Oldman en automate grimé tel Cindy Sherman, Ryan Gosling, George Clooney, Jean Dujardin, etc. Autant d’images publiques façonnées par le marketing hollywoodien qui se prêtent volontiers au jeu iconoclaste et quelque peu pervers de la plasticienne.
© Alex Prager
Le monde des autres, des représentations collectives, est donc constamment dénoncé comme un univers de tortionnaires, auquel participe également le spectateur, mis en position de voyeur. Or cette destruction des idoles n’est pas qu’une simple critique. Alex Prager prend gout, de toute évidence, à briser le masque d’artifices que nous tendent ses héroïnes. Il y a comme une délectation permanente et ironique, voire humoristique à observer comment le monde bien trop lisse des Barbie girls peut s’effondrer en un instant et laisser son fard couler sur des visages bien moins amènes.
© Alex Prager
Repères biographiques :
Alex Prager est née en 1979 à Los Angeles, elle vit et travaille à Los Angeles.
Photographie :
La Grande Sortie, 2106.
Face In The Crowd, 2013.
Compulsion, 2012.
Week-End, 2010.
The Big Valley, 2008.
Filmographie :
Face In The Crowd, trailer, 2013.
La Petite Mort, 2012.
Touch Of Evil, 2012.
Despair, 2010.
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