Si mes cauchemars avaient une bande-son, ce serait ça.
Le 7 décembre dernier, on a pu découvrir la toute première bande-annonce du très attendu Jurassic World : Fallen Kingdom qui est sorti au cinéma la semaine passée. Au début de celle-ci, on pouvait entendre une vieille chanson d’Irma Thomas datant de 1964 : « Anyone Who Knows What Love Is (Will Understand) ». Cette musique ne te dit peut-être rien Billy, mais elle a rappelé dès les premières notes des souvenirs aux fans de la série Black Mirror. Des très, très mauvais souvenirs.
« Anyone… Anyone…. Anyone… »
Mais comment passe-t-on d’une banale chanson d’amour à l’horreur de tes pires cauchemars ? Pour mieux comprendre l’impact de cette musique, revenons au commencement. Irma Thomas est une chanteuse de soul de la Nouvelle-Orléans et elle a sorti en 1964 le single « Anyone Who Knows What Love Is (Will Understand) ». En apparence, aucun problème jusqu’ici.
La chanson s’ouvre sur un enchaînement de trois notes au xylophone : La-Mi-Do# quatre fois, puis Sol-Ré-Si quatre fois aussi. Une fois cela terminé, le motif se répète au long de toute la chanson, repris par les autres instruments. Puis des chœurs se rajoutent, scandant « Anyone » à tue-tête, pour reprendre le premier mot de la phrase d’accroche de la chanson. En apparence encore une fois, tout paraît normal. Les rythmes, les chœurs, l’instrumentalisation, cette douceur et cette beauté de chant… Tout porte à croire qu’on a affaire à une chanson de soul on ne peut plus classique. Mais c’est à ce moment que Madame Thomas se met à chanter.
« You can blame me, try to shame me, and still I’ll care for you. »
Je vais traduire en français le premier couplet de la chanson : « Tu peux m’accuser, essayer de m’humilier, et je tiendrai toujours à toi. Tu peux me tromper, même me rabaisser, et je serai toujours là pour toi. Le monde peut penser que je suis folle, ils ne te voient pas comme je te vois. N’importe qui sachant ce qu’est l’amour pourra comprendre. » Ah.
On comprend donc bien rapidement que « Anyone Who Knows What Love Is » n’est pas n’importe quelle chanson de soul. Sous ses apparences de chanson romantique, et malgré le second couplet et les implications de l’accroche qui tendent à appuyer cet aspect, cette chanson parle en réalité d’une relation abusive où la chanteuse est amoureuse d’un homme qui visiblement ne la respecte pas. Par amour, ou du moins c’est ce qu’elle croit, elle lui permet tout, de l’humilier, la traîner à terre… Après bien sûr, on pourrait penser que ce n’est que de l’ordre de l’hypothèse, et que la chanson sous-entendrait en réalité la notion selon laquelle en amour, c’est l’autre personne qui passe en premier, un peu comme dans le « Vesoul » de Jacques Brel. Mais c’est justement dans cette once d’ambiguïté que réside toute la signification ; si l’on a à se poser la question de savoir si elle parle vraiment d’amour, c’est que quelque chose cloche. N’importe qui sachant ce qu’est l’amour pourra comprendre, un message qui transcende les paroles pour s’adresser directement à l’auditeur ? Je n’ai pas la réponse, mais au moins je pose la question.
La signification même de la chanson peut amener une certaine ambiguïté un peu dérangeante quand on cherche à la creuser. Mais ce n’est encore rien, mais alors rien du tout, par rapport à son utilisation dans la série Black Mirror.
« Anyone who knows what love is will understand… »
Au départ, cela ne devait être qu’un Easter Egg. « Anyone Who Know What Love Is » est une des chansons favorites du créateur Charlie Brooker, et il voulait simplement l’utiliser dans son œuvre. Seulement voilà, non seulement il l’a utilisée à quatre reprises (une par saison), mais en plus le message n’est finalement peut-être pas si anodin que ça par rapport à Black Mirror. Une chanson à l’apparence romantique qui se révèle être un drame relationnel. Une série dont les épisodes commencent souvent bien et finissent très, très mal. Elles étaient faites l’une pour l’autre.
Alors voilà, maintenant j’associe la chanson à la prostitution forcée, l’esclavage sexuel, la corruption, l’adultère, le meurtre d’adultes et d’enfants, et le génocide. Rien que ça. Je ne rentrerais pas dans les détails pour ne rien te spoiler Billy, mais ça te donne simplement une idée des niveaux atteints.
Dans la saison 1, « Anyone Who Knows What Love Is » est chantée à plusieurs reprises par Abi dans l’épisode 2, « Fifteen Million Merits », dont une performance époustouflante pour un concours de talents type Nouvelle Star et autres The Voice. Mais le prix des gagnants n’est pas forcément ce que l’on croit. Dans la saison 2, elle apparaît dans l’épisode de Noël « White Christmas » chantée par Beth au karaoké, juste avant que tout dégénère. Dans la saison 3, elle est chantonnée succinctement par une des soldates de « Men Against Fire » pour effrayer un fermier clandestin. Et tout culmine dans la saison 4, et à l’heure où j’écris ces lignes c’est la dernière fois qu’on l’a entendue (mais nulle doute qu’elle reviendra pour la saison 5), quand « Anyone Who Knows What Love Is » est jouée pendant un accident de voiture, puis rejouée et rejouée encore pendant toute l’enquête qui va suivre cet accident – enquête qui, évidemment, va finir mal.
Alors après avoir visionné la série, nul doute que les trois notes perpétuelles de xylophone se fracassant dans ton crâne vont te faire frissonner, Billy. La chanson est devenue associée de façon indélébile à une terreur incommensurable, mais les fans de Black Mirror – moi compris – en sont tombés amoureux. Après tout, n’importe qui sachant ce qu’est l’amour pourra comprendre, non ?
« Anyone… Anyone… Anyone… »
— Arthur