Hommage de l’écrivain béninois à Lilyan Kesteloot, professeure à l’Université de Dakar, décédée en février 2018. Elle travaillait depuis les années 1950 sur les littératures africaines francophones.
Naturellement discrète elle s’en est allée discrètement et les obsèques ont eu lieu dans l’intimité familiale ; c’est tout Lilyan.
Trois mois après la parution de Un Piège Sans Fin (Paris avril 1960, éditions Stock), André BAY, Directeur littéraire téléphone: « cher heureux auteur, il y a des coupures de presse, vous pouvez venir les consulter » ; puis, se raclant doucement la gorge il ajoute : « nous avons donné vos coordonnées à une jolie femme qui tenait à vous voir.»
Elle téléphone en proposant un bar à l’angle des boulevards Saint Germain et Saint Michel où la rencontre eut lieu ; elle se lève en voyant entrer un Africain en costume et cravaté.
– Monsieur Bhêly-Quenum ? J’espère que j’ai bien prononcé votre nom, dit-elle et se présente : « Lilyan Lagneau Kesteloot, je suis Belge.»
On s’installe un peu loin ; je propose café, thé, jus de fruit ; elle préfère un jus de fruit ; moi aussi ; elle ouvre son attaché-case marron foncé, en sort un cahier d’écolier et L’Express ainsi que des coupures de journaux où de grandes signatures rendaient compte de mon livre.
– Un article signé Albert-Marie Schmidt, c’est impressionnant ! dit-elle et étale les journaux. C’était : Le Soir (Belgique), Reforme, Le Monde, La Croix, Les Lettres Françaises, La Révolution Africaine, Afrique Nouvelle, Les Lettres Nouvelles, La Vie Africaine (auquel je ne collaborais alors), France Forum, Bingo. Les ayant déjà lus, j’attendais qu’elle dît ce qu’elle voulait ; elle me regarde, joint les mains en prière ; curieuse, futée, les questions afférentes au livre, voire au-delà de l’ouvrage, jaillissent: précises, ciblées ; ce qu’elle semblait chercher aussi était l’Afrique car la plupart de ses questionnements y revenaient avec une insistance obstinée.
J’aimais ça et répondais comme à Anne Guérin que L’Express avait envoyée me jauger ; je lui avais raconté mon contact avec Jacques Chardonne et la hiérarchie des éditions Stock ; mais sans cesse tournée vers l’Afrique, peut-être parce qu’elle était Belge et que le Congo donnait de la voix, Lilyan avait pu flairer la politique dans Un Piège Sans Fin sobrement qualifié de « Tragédie grecque en Afrique Noire » par l’Allemand Wilfried Feuser, prof. au Nigeria ; allant plus loin, Jacques Chevrier devait écrire dans Le Monde : « Ce roman de l’angoisse, qui propose une vision pathétique de la condition humaine, s’ouvre à la manière d’une églogue virgilienne et s’achève comme une tragédie d’Eschyle, sur la lamentation du chœur pleurant la dépouille calcinée d’Ahouna.»
– Le colonialisme est absent de votre roman, dit-elle joliment souriante.
– Ce n’est pas l’avis de Monsieur Chardonne.
– J’en ai trouvé des esquisses, des visages aussi…
– Je décris les faits, les constats ; aux lecteurs de juger les acteurs.
– Je m’en suis rendu compte, dit-elle et se mit à disséquer le livre, pétillante d’intelligence, brillante, fine, ferme, précise ; impossible de la contester et je l’écoutais ; j’allais marquer un point quand j’entendis:
– Vous aviez présenté votre manuscrit à beaucoup d’éditeurs ?
– Stock était le onzième.
– Mais…il y a tout de même Présence Africaine !
Bouche cousue, semblant attentif à quatre personnes autour d’une table non loin de la nôtre, l’un d’eux déclara : « nous voilà bien avec cette Afrique-là ! et des problèmes qui vont nous tomber dessus… »
– Vous ne m’avez pas entendue…
– Si.
– Alors ?
– Présence Africaine aussi a refusé le texte ; en la quittant, triste à pleurer, je me disant in petto : « je vais brûler ce livre qui me gâche la vie » ; allant au métro Odéon par le chemin des écoliers, j’emprunte la rue Casimir de la Vigne et vois Editions Stock. J’avais beaucoup aimé La flûte du Roi de Costis Palamas, grand, beau et puissant roman traduit du grec moderne édité chez Stock ; j’entre, dépose mon manuscrit, on me donne un reçu et je vais au métro Odéon. Trois semaines ou un mois plus tard, j’étais convoqué par les éditions Stock.
– Quid du contact ?
– Très bien ; des compliments, changement du titre : « Le Pilorié est trop intellectuel » dit André Bay qui suggère Un piège sans fin en lisant une phrase dans le manuscrit. J’ai accepté en avalant un hourra !
La jeune jolie Belge prenait des notes comme une étudiante, écrivait vite, me regardait de temps à autre, posait une question, attendait ma réponse, souriait discrètement avant d’écrire. Deux longues heures durant, elle ne lâcha pas prise en s’accrochant à l’Afrique. Comme ça bougeait vraiment au Congo belge d’alors, je demande :
– Pourquoi vous revenez sans cesse à l’Afrique comme si j’avais écrit un livre d’histoire ou de sociologie ?
– On l’a déjà écrit: poète, décontracté, vraiment attachant, le héros de votre roman est tragique ; mais lui et sa famille sont au cœur de l’Afrique qui bouge.
La chute était pertinente : Lilyan Lagneau Kesteloot pensait au Congo belge, donc à la politique coloniale, mais n’en disait rien ; des années plus tard, devenus amis, elle me dit lors d’une rencontre : « en 1960, tu étais déjà très politique et Chardonne avait raison de te traiter de jeune loup aux dents d’acier… »
Je l’aimais beaucoup : intelligente, directe, obstinément pointilleuse dans ses recherches ; comme le hasard nous faisait nous retrouver çà et là, je ne sais plus si notre rencontre de novembre 2008 – à la Sorbonne – lors de la soutenance de thèse de Sœur Anicette Quenum était la dernière ; Lilyan et Jacques Chevrier faisaient partie du jury. Anicette présenta son travail ; les questions du jury fusaient, feutrées et pertinentes.
– Vous n’avez pas lu Les Appels du Vodoun, dit Lilyan ?
– Si, Madame, répond Anicette.
– Vous n’avez pas lu la nouvelle édition.
C’était Lilyan tout crachée : implacable ; incontournable dans ses lectures, elle décelait vite les failles de l’interlocuteur et le coinçait.
– Non Madame, je n’ai pas pu la trouver, avoua Anicette, et je poussai un soupir discret.
D’autres traits de Lilyan étaient ses colères ; en voici seulement deux : j’étais l’hôte de Science Po ; elle l’avait su et y était avec Emile Batamack ; la manière dont j’étais reçu par la célèbre Institution ni le poncif des questionnements ne lui ont pas du tout plu et elle n’a pas épargné ses réprobations à l’Institution. Un discours magistral était le motif de sa deuxième colère et elle me téléphona.
– Olympe, tu as écouté ce discours ? Indigne, ignoble ! Le viol en littérature est aussi une blessure : on m’a siphonnée sans me citer et le plagiaire fait la loi !
– Lilyan, ne te mets pas dans un tel état à cause de ça ! ce discours paillettes, écumes sur une vaque déferlante n’a rien appris à ceux qui ont lu et lisent tes travaux.
– L’art de me calmer ! j’étais vraiment blessée et j’avais envie de te parler.
– Merci. Lilyan, je n’ai jamais oublié la jeune femme de 1960.
Elle a ri et dit :
– Quelle belle époque ! Ceux qui valaient quelque chose faisaient entrer dans les profondeurs de l’Afrique ; gens de culture, ils nous informaient ; ils étaient sincèrement utiles ; maintenant tout s’effrite.
Adieu, très chère Lilyan.
Olympe.